Mardi 7 avril 2020. Ce matin, le son des cloches de Dhami se mêle au chant des oiseaux et au jingle de Radio Sani Bheri qui monte de la vallée. Un étonnant mixage qui résume à lui seul la situation : nous sommes confinés dans un paradis surnaturel.
Nouveau rebondissement
L’équipe ne sait plus où elle en est. Hier, elle nous a demandé de rester ici même si le lockdown était levé. Aujourd’hui, nouveau rebondissement : après l’annonce de la prolongation d’une semaine, nos quatre compagnons veulent partir. C’est une nouvelle intervention nocturne du frère de Modan, arrosée d’un bidon de chang, qui cette fois leur a fait perdre la raison.
Le frère de Modan appelle Man pour le sommer d’organiser un rapatriement de l’équipe. Selon Man, il est assez proche du pouvoir à Katmandou. Si une telle opération de « sauvetage » était possible, elle serait décidée depuis la capitale. De toute façon, il n’est pas question de les secourir car ici ils ne sont pas en danger avec un toit et de la nourriture. Man lassé de parlementer donne au frère de Modan les coordonnées du chef du district du West Rukum. Il n’a qu’à l’appeler lui-même.
Quelques minutes plus tard, le frère de Modan rappelle Man pour lui dire que le rapatriement n’était pas possible. A-t-il seulement osé appeler le responsable du district ?
En chemin pour Banphikot
Nous partons comme prévu avec Man pour nous présenter au poste de police de Banphikot. En chemin, au-dessus de la maison de Karma Dir, nous rencontrons un ancien député du parti du Congress. L’homme a été battu au dernières élections. Plaisantant sur son sort, il nous dit être aujourd’hui « sans emploi ». Nous discutons un long moment de politique avec lui. Son frère s’affaire à la réparation d’un filet destiné à pêcher dans la Sani Bheri.
Nous quittons le large chemin carrossable pour emprunter un sentier très raide qui remonte sous une maison au milieu des terrasses cultivées. Sur notre gauche, nous laissons un petit temple sous un cèdre majestueux. D’ici, la vue est splendide sur toute la vallée. Après avoir croisé la piste qui arrive de Chinkhet, nous atteignons les premières maisons de Banphikot.
Brigitte est aux anges: enfin découvrir Banphikot ! Voilà des jours qu’elle évite soigneusement ce village sur les conseils de Man qui gère notre intégration au jour le jour, pour qu’elle se fasse en douceur, nous évitant ainsi toute perte de liberté de mouvement. Pour elle, c’est un pas de plus vers l’ouverture de son « espace terrien ».
Le centre administratif de Banphikot
Le village domine toute la vallée et mérite bien son suffixe « kot », signe d’une ancienne fortification. Nous sommes au siège administratif de la municipalité rurale. Les constructions alentour sont presque toutes des bureaux. Les gens nous regardent passer avec un regard à la fois suspect et intrigué. Sur les murs du bâtiment principal qui sert de bureau aux autorités locales, nous retrouvons l’affiche mettant en garde contre le coronavirus que nous avions déjà vue sur le Martyr Highway. Avec son pipal, sa fontaine et son petit temple, la place présente tous les attributs d’un lieu de rencontre. Une minuscule boutique en tôle propose biscuits, cahiers, crayons, cigarettes et autres trésors cachés. Une autre plus grande permet de faire des photocopies. Situé à deux pas des « guichets » administratifs, son emplacement est stratégique.
Les employés de la municipalité rurale sont présents malgré le lockdown mais les services administratifs semblent fermés. Nous traversons la place sans nous arrêter et passons devant l’hôpital pour rejoindre la route en terre que nous venons de croiser quelques minutes plus tôt. Le poste de police est situé sur la droite, masqué par un gros bus délabré qui va stationner là pour quelques mois.
Sous la protection de la police
Nous sommes reçus avec grande courtoisie par le chef de la police locale qui prend le temps d’ajuster son uniforme et d’enfiler un masque pour venir nous rejoindre. Il nous invite à nous asseoir (« bosne ») en nous versant une rasade de gel hydroalcoolique sur les mains. L’officier semble ravi de cette dotation sanitaire qu’il vient de recevoir en quantité. Il nous fait servir un verre d’eau fraîche.
Les trois hommes venus nous interpeller au lac Syarpu assistent à l’entretien. Ils sont très bienveillants envers nous malgré la marche que nous leur avons imposée par notre balade illégale au lac Syarpu.
Man explique au chef de la police pourquoi nous sommes arrivés ici, au milieu du Rukum, en plein lockdown. Il sort nos permis de trek et sa carte pour appuyer ses mots. Le chef s’adresse directement à nous pour nous souhaiter en anglais la bienvenue et nous déclarer que nous sommes sous sa protection tant que nous restons à Banphikot. Nous sommes libres de circuler dans toute la municipalité rurale de Banphikot !
Libres !
Cette autorisation et les obligations qui l’accompagnent valent également pour toute notre équipe. Maintenant que nous sommes recensés, nous ne devons plus quitter Banphikot jusqu’à la levée de l’interdiction de circuler.
Le gradé nous invite à l’appeler si nous avons le moindre problème et tient à nous rassurer en nous précisant que le Rukum est « safe ». Nous n’avions aucun doute sur ce point. Nous prenons congé de l’officier en le remerciant. Après une dernière giclée de « sanitizer » sur les mains, nous reprenons la piste en direction de Neta Pokhara.
Quelques centaines de mètres plus loin, nous retirons notre masque tous les trois et laissons éclater notre joie. Man vient de nous offrir le plus beau des cadeaux. Le territoire de la municipalité rurale de Banphikot est très vaste. Brigitte vient de finir l’exploration de toute notre colline. Demain ,elle va filer vers de nouveaux horizons !
De Banphikot à Simtaru
A Neta Pokhara, nous nous arrêtons dans une improbable petite boutique qui vend du matériel électronique. Man propose que nous achetions une carte SIM pour pouvoir l’avertir en cas de problème mais aussi pour communiquer avec Namgyal. Le réseau 3G fonctionnant plutôt bien par ici, nous espérons même pouvoir écrire directement à nos familles. Man doit laisser une photo et une copie de ses papiers d’identité pour commander la SIM. Le vendeur nous dit qu’il faudra repasser dans quelques jours car la carte doit être activée « ailleurs » pour reprendre ses termes.
La discussion avec la police a changé la perception des regards qui se portent sur nous. Nous n’y faisons simplement plus attention. En fait, nous sommes libérés également du poids de cette sorte de clandestinité dans laquelle nous vivions.
Nous traversons la place pour suivre l’ultime piste du grand carrefour de Neta Pokhara que nous n’avons encore jamais parcourue. Elle descend en direction de Simtaru, un village qui nargue Brigitte depuis des jours.
Avant d’atteindre Simtaru, nous faisons une pause au bord d’une grande fontaine. Sous ce soleil de plomb, nous en profitons pour remplir notre bouteille d’eau et y glisser un cachet de micropur, convaincus que nos estomacs sont trop fragiles pour tenter l’aventure d’une eau sans désinfectant. Pourtant, il faudra bien trouver une solution si nous devons rester ici…
En famille à Simtaru
Un homme très jovial s’approche de nous et adresse la parole à Man. Il va bientôt faire partie de notre petit monde du Rukum. C’est le beau-père de Komala, la fille cadette de Bina, petite-fille de Didi. Il nous invite à manger du yogourt et des rotis chez lui. Nous faisons connaissance de Komala et de son tout petit garçon qui devient immédiatement un grand copain de Brigitte. Komala comme bien des jeunes mariées vit chez ses beaux-parents. Son mari est parti travailler au Portugal. Elle prévoit de le rejoindre en septembre avec son bébé qu’il n’a encore jamais vu autrement qu’en photo ou par Skype.
Nous visitons la maison qui, au désespoir de Man, est cimentée et non crépie d’ocre. Sur une étagère sont alignés de gros bocaux avec du dal, du café local et des graines de cannabis. Oh pardon du bhang ! Il ne faut surtout pas parler de marijuana car elle est interdite contrairement au bhang qui est toléré.
Première halte gastronomique
Dès notre arrivée, Komala nous sert une potion magique à base de miel local censée faire baisser la température sous ces chaleurs tropicales. Elle retourne à la cuisine pour préparer un pickles de bhang broyé avec du citron, du sel et du piment. Dans la pièce enfumée, la nièce de Man pétrit ensuite énergiquement la pâte des rotis avant de les faire cuire au feu de bois. Elle reproduit les gestes appris de sa mère et de sa grand-mère. Servis avec du yoghourt qui adoucit le feu du pickkles, les rotis sont excellents.
Après ce délicieux repas, nous reprenons notre chemin. Dès la maison suivant, Man est interpellé par une femme : « Maila ! ». Cette didi est la sœur de l’homme qui vient de nous accueillir chez lui. Elle veut nous inviter à manger. Man décline avec difficulté cette proposition. Notre confinement se transforme en voyage gastronomique. L’hospitalité de toutes ces personnes est incroyable.
Nous continuons en direction du fond de la vallée. Yadu vient nous saluer. Il habite avec sa famille deux très jolies maisons au bout d’un grand champ en contrebas de la route.
Tarchibang, un village Magar
Arrivés à l’entrée de Cherakhet, nous bifurquons à droite, prenons la piste qui monte à Magma et franchissons un gué qui est à sec. Nous abandonnons rapidement la piste pour un chemin qui mène à un pont himalayen que nous traversons pour arriver à Tarchibang, un village Magar. Une didi nous invite immédiatement à nous asseoir chez elle sur le banc en ocre accolé au mur de sa maison.
Nous comprenons vite que Man a ses habitudes chez cette didi qui selon lui prépare le meilleur raksi de la vallée. Elle nous en offre d’ailleurs un verre sans attendre. Sous cette chaleur écrasante, de l’eau fraîche aurait été bienvenue mais il faut respecter les traditions et arroser notre liberté retrouvée.
Banphikot, Simtaru, Tarchibang, que de nouveaux villages à notre actif ! Quelle belle percée d’exploration aujourd’hui, que d’idées de balades pour les jours prochains !
Nous reprenons notre vagabondage. C’est merveilleux de partager tout cela avec Man. Le sentier surplombe de quelques mètres le fond de la vallée, ce qui nous permet d’admirer tous les canaux qui alimentent les petits moulins. Man nous explique alors que Dazu encore dans l’armée indienne fit un jour l’acquisition d’un moulin et le remit en état pour donner un travail peu pénible à son père usé par les années. Le vieil homme n’arrivait même plus à porter les deux patis de farine, une dizaine de kilogrammes, que lui rapportait quotidiennement son moulin. En rentrant de l’école, Man le retrouvait au moulin pour l’aider.
« ek bura, dui buri »
Nous arrivons finalement à Sandanbura où la sœur de Man nous accueille comme des rois. Toute la famille est réunie autour de nous. Man nous explique que le beau-père de Bina est décédé mais que ses deux femmes vivent encore avec eux et ont une maison juste à côté où habite également Ganesh, le jeune frère de son mari Dipendra. Comment deux femmes ? Nous découvrons qu’au Rukum on s’accommode des lois. La polygamie est illégale mais, comme les mariages ne sont pas vraiment enregistrés, quand un couple ne parvient pas à avoir d’enfants, l’homme prend une deuxième femme sans plus de formalités.
Cet usage évite d’être mis au ban de la société et garantit la survie des aînés. Man nous confirme que cette situation est assez courante. Nous osons dans notre népalais naïf un « ek bura, dui buri » pour dire « un homme, deux femmes ». Toute la famille éclate de rire.
Nous connaîtrons plusieurs couples dans ce cas. Si les femmes s’entendent, tout le monde cohabite. Si ce n’est pas le cas, la première femme part mais l’affaire se corse si elle exige des dédommagements. Ici, les deux didis sont malicieuses et semblent très complices.
Les rotis de Bina
Avant même que nous soyons assis, Bina se précipite dans sa cuisine pour nous faire des rotis de première classe. C’est une variante inhabituelle et disons très riche. Elle verse une sorte de pâte à crêpe sur la plaque rougie au feu de bois. Quand ce gros pancake est cuit, elle l’enduit généreusement d’huile pour bien l’imbiber et le plie en quatre. Une nouvelle découverte culinaire agrémentée d’un pickles de bhang dont il vaudrait mieux ne pas abuser. Nous sommes repus mais que c’est bon !
Après les rotis, Bina nous sert un délicieux « café népalais ». Elle torréfie des graines qui ne ressemblent pas du tout à des grains de café puis les laisse infuser dans de l’eau bouillante. Cette boisson a vraiment un goût et une odeur de café.
Deepa comme une apparition
Miracle des temps modernes, nous appelons Deepa, la fille aînée de Bina, sur la tablette de Ganesh. Pour avoir la connexion 3G, nous devons nous déplacer au fond du jardin mais une fois la connexion établie, la messagerie instantanée fonctionne parfaitement. Skype ou Whatsapp sont des inventions merveilleuses pour maintenir un lien entre les familles séparées par des milliers de kilomètres.
Deepa vit à Paris. Elle nous parle en français au grand plaisir de toute sa famille pour nous donner des nouvelles de notre pays. Tout le monde y est confiné mais les gens ont cessé de dévaliser les supermarchés pour faire des stocks de nourriture car maintenant ils sont moins paniqués. Le confinement vient d’être prolongé d’un mois. La connexion est interrompue ; nous n’en saurons pas plus aujourd’hui.
Bina nous demande par l’intermédiaire de Man si Deepa parle correctement en français. Nous lui répondons que sa fille s’exprime parfaitement dans notre langue et sans le moindre accent. Nous ressentons toute la fierté d’une mère quand Man lui traduit notre réponse.
Réception royale
La journée gastronomique n’est pas terminée. Dipendra nous invite à partager un poulet que les enfants de Prem essayent d’attraper. Le volatile finit par rendre les armes. En attendant que le repas soit prêt, Dipendra sort un tambour allongé qu’il fixe sur ses genoux et nous fait une démonstration de son talent. Il joue de cet instrument lors de chaque festival. Peu de personnes savent bien jouer de cet instrument qui, tout comme le piano, nécessite une indépendance rythmique des mains.
Nous sommes invités dans la cuisine. Bina sert son mari en premier comme le veut l’usage. Il a droit à une énorme assiette de riz, du dal et quelques petits morceaux de poulet. Vient ensuite notre tour, à savoir celui des invités, puis celui de tous les hommes de la famille et enfin celui des femmes. Bina attend que nous ayons tous terminé de manger pour se servir. Pour notre plus grand plaisir, Didi et Dazu se montrent plus souples avec ces règles locales de bienséance.
Profiter de la vie
Nous rentrons de nuit sous la pluie à Horlabot. Les petits papillons blancs et des insectes inconnus très voraces nous frappent la figure attirés par la frontale que nous sommes vite obligés de tenir à la main pour ne pas être victime de cette attaque aérienne violente !
Man reste dormir à Lochabang pour faire plaisir à Jessica et à ses parents mais il préfère Horlabot d’où la vue est bien plus ouverte. Nous terminons donc seuls sur notre chemin du paradis. Quelle journée ! Nous avons bien profité de la vie, avec Man et Brigitte il en est toujours ainsi car, pour eux, perdre une seconde de la vie est faire insulte au « ciel » qui vous l’a accordé. Il faut avouer que cette philosophie est assez fatigante pour leur entourage !