Mercredi 6 mai 2020, 5h00. Réveil au paradis de l’oiseau qui crie : « poursuite du rêve ou réalité ? ». Normalement, Man devrait être parti pour repérer le tour du Sisne Himal. Nous ne pouvons malheureusement pas l’accompagner car il s’aventure au-delà la frontière district de Banphikot. Il nous dit souvent : « je sens tout au fond de mon âme que je dois le faire ».
En cette période de confinement, Man ne peut exercer son métier de guide qui lui permet d’assouvir sa soif d’exploration de zones « vierges ». Depuis son arrivée à Lochabang, Man est en permanence douloureusement tiraillé entre deux missions dont il se sent investi : explorer les zones du Rukum qui lui sont inconnues et notamment le tour du Sisne Himal et aider sa famille aux travaux agricoles.
Les cultures ne laissant aucun répit tout au long de l’année, Man n’a d’autres choix que de prendre des décisions douloureuses pour lui: sacrifier sa passion ou sacrifier sa famille. N’est-ce pas le drame de toute personne ayant ce qui est qualifié de « passion »? Comment vivre une passion non dissimulée par un alibi sans crouler sous le poids de la culpabilité imposée par la société dès qu’on sort de son cadre. Pourtant chacun apporte aux autres même si ce n’est pas flagrant au premier abord.
Tiraillé entre devoir et passion
En fait, vers 6h00, Didi Sandra Khola arrive et nous annonce que Man a différé l’exploration du tour du Sisne Himal qui lui tient tant à cœur. Aujourd’hui dans l’âme de Man, l’exploration a perdu contre la mauvaise conscience de laisser ses parents seuls avec ce blé qui attend une météo clémente pour être battu et qui risque de pourrir. Les montagnes de bottes de blé récoltées à Cherakhet envahissent les abords de la maison de Lochabang. Il devient très urgent de les battre avant que la moisissure ne s’y installe.
Man est donc parti à Chinkhet à la recherche de l’unique machine disponible car seul un battage mécanisé permettra de sauver la récolte en une heure ou deux de travail intensif. Cependant, la batteuse est très demandée car tous les retardataires ont le même soucis.
Depuis dix jours, Didi et Dazu profitent d’une éclaircie entre deux averses pour tenter de faire sécher les bottes de blé en les exposant aux rares rayons d’un soleil brûlant. Ils retirent les grandes bâches bleues qui protègent la récolte et étalent les gerbes sur les talus, dans la cour ou encore sur le balcon. Le spectacle de la maison décorée de blé doré est splendide.
Malheureusement, la pluie menaçante exige très souvent de tout ranger en catastrophe sous les bâches avant même d’avoir pu commencer le battage manuel. Malgré la persévérance des parents de Man, le tas ne diminue pas. Nous percevons leur inquiétude.
Bientôt livrés à nous-mêmes
Nous avons une petite pointe d’angoisse à l’idée de voir partir Man. Serons-nous capables de nous débrouiller seuls, sans notre ami précieux et notre infatigable traducteur ? Nous en avons l’impression car, grâce à lui, nous sommes maintenant bien intégrés à sa famille et au village. Nous en parlons peu car depuis le début de notre vie au Rukum, tout s’est bien passé alors pourquoi douter de la suite. Au fond de nous, une petite voix nous dit même que ce serait une merveilleuse opportunité pour accélérer notre apprentissage du nepali.
Nous n’évoquerons jamais ces états d’âme avec Man. Au contraire, nous cherchons avec lui dans nos réserves d’équipements et de nourriture ce qui pourrait lui être utile pour son exploration. Il est hors de question que le cadeau fabuleux qu’il nous a fait en partageant avec nous sa famille et ses amis ait pour conséquence une entrave à sa liberté déjà mise à mal par son amour filial. Néanmoins, nous devons reconnaître que ce petit sursis au départ de Man envahit fugitivement notre esprit d’un intense bonheur.
Savourer la vie
Ici, nous ne pouvons rien planifier car le confinement est prorogé tous les quinze voire tous les huit jours. Cette chance inestimable de ne pouvoir paresser notre vie sous prétexte d’une illusoire éternité donne une saveur exceptionnelle à chaque petit instant dont la fugacité nous saute à l’esprit. Nous goûtons la saveur inestimable du paradis éphémère.
Brigitte pour qui perdre une goutte de vie est un crime a toujours revendiqué le droit de vivre chaque instant comme si c’était le dernier …ce qui rend la vie avec elle assez fatigante !
A Horlabot, aucune routine ne peut s’installer car nous ne savons pas quand nous devrons repartir. Devoir est le bon verbe tant nous redoutons le départ.
Chaque jour nous découvrons mille détails de la vie de notre nouvelle famille, de nos nouveaux amis, de nos nouveaux paysages. Nous apprenons à travailler, à composer avec les dangers de la nature, à rester en bonne santé, à boire chaque instant avec la soif de ne rien rater de toutes ces découvertes que le destin nous offre.
Cruel dilemme
Avant d’aller louer la batteuse mécanique, Man a dû vaincre les réticences de Dazu pour le coût de l’opération. Il a aussi beaucoup chagriné Didi car la machine broie la paille en petits fragments piquants que les buffalos détestent.
Brigitte retrouve Man à Chinkhet. Il lui apprend que la batteuse est en panne ! Nouveau petit sursis. Brigitte l’apprécie et est contente à l’idée de l’annoncer à Laurent mais ne dit rien car Man doit se sentir libre.
A Chinkhet, contre toute attente, l’épicier vend des piles. C’est formidable sinon c’en était terminé de l’écriture du carnet de « voyage sédentaire » tous les matins à 5h00 aux cris de l’oiseau de paradis !
Brigitte a oublié de prendre de l’argent mais l’épicier fait crédit en lui disant : « take please, I trust you ». Elle monte à Jhula le cœur léger sachant que Man est encore là pour deux jours puis rentre à Horlabot après le rituel arrêt à Lochabang.
Surprises à Banphikot
Nous montons chercher nos messages à Banphikot. Magnifique surprise, Fabi, notre belle-sœur, réussit à nous appeler malgré la connexion très peu efficace qui ne permet que le passage des messages. La France à portée d’oreille, cela nous paraît formidablement surréaliste !
Les bonnes surprises continuent : le responsable informatique de Banphikot, « IT Sir», jusqu’ici assez peu avenant se montre très sympathique. Nous découvrons un homme érudit et original. Il commence la discussion par une provocation : « Est-ce vrai, comme tout le monde le pense ici, que vous êtes des sortes de très riches handicapés incapables de cuisiner, de faire un jardin, de faire du bois, servis par du personnel qui fait tout à notre place ? ».
« Les valeurs n’ont pas de prix ! »
Ceci nous révolte un peu mais nous comprenons vite qu’il prêche le faux pour nous faire réagir. Nous répondons que cette perception s’explique sans doute par la différence de coût de la vie. Les salaires sont certes plus élevés en France qu’au Népal mais chez nous tout coûte plus cher. Nous lui expliquons qu’en France nous vivons chichement pour économiser et nous offrir nos voyages.
Chaque coupure d’électricité nous offrira l’occasion de discuter avec « IT Sir ». Nous aurons donc souvent le loisir de parler de la France, du capitalisme sauvage, de l’injustice sociale ou de la maltraitance infligée à l’environnement.
Il est conscient qu’ici la vie sans chichis et encore solidaire peut avantageusement rivaliser avec la vie consumériste et individualiste de France où liens familiaux et intergénérationnels se sont beaucoup distendus. Pour lui, les valeurs n’ont pas de prix. Prendre son temps et passer de bons moments ensemble comme cela se fait naturellement ici est inestimable.
IT Sir nous dit qu’il faut expliquer cela aux jeunes et moins jeunes Népalais qui nous réclament de l’argent. Cependant, sans améliorer notre Népalais, nous aurons bien du mal à leur expliquer que deux modes de vie différents n’impliquent pas forcément une meilleure qualité de vie du côté où l’argent coule le plus et que la valeur des choses n’est pas liée à leur valeur marchande.
Une pensée disruptive
Le responsable informatique de Banphikot est également critique vis-à-vis de ce qui se passe au Népal. Opposé au mariage jeune et aux familles nombreuses, il prêche par l’exemple étant toujours célibataire à trente ans. Il essaie de convaincre les jeunes femmes qui l’entourent de la nécessité de s’éduquer avant de se marier et de faire moins d’enfants.
Ici, son discours est très subversif mais nous sommes bien d’accord avec lui : le Rukum ne pourra pas survivre avec tant de bouches à nourrir, les terres ne sont pas extensibles et déjà maintenant les jeunes doivent s’expatrier pour gagner leur vie.
Nous nous demandons pourquoi le gouvernement favorise cette politique nataliste qui mène le pays dans le mur. Auparavant la mortalité infantile pouvait expliquer cette politique mais celle-ci a énormément diminué en partie grâce au gouvernement maoïste qui a mis en place de nombreux centres de santé et hôpitaux.
Prémices de mousson
Nous descendons de Banphikot par Neta Pokhara et Simtaru. Les pistes sont dévastées par les pluies diluviennes de ces derniers jours. Cet avant-goût de mousson est inquiétant. Nous ne mesurons pas que nous n’avons encore rien vu ! De retour à Lochabang, nous nous arrêtons boire le thé. Man veut récupérer une batteuse « faite maison » qu’il part chercher avec son ami Bulldozer chez son propriétaire-fabricant. Devant le poids astronomique de la machine, ils renoncent à la ramener. Il ne reste qu’à espérer une réparation rapide de la batteuse « commerciale ».
En discutant, nous aidons Didi à trier le riz car, avant de le cuire, elle doit éliminer les dunga, c’est-à-dire les minuscules fragments de pierre qui s’y cachent. Elle repère également les grains qui ont encore leur écorce pour la leur retirer méticuleusement.
Nous dégustons le reste du kheer de la puja d’hier que Didi partage avec une grande équité entre toutes les personnes présentes. Après le thé, Laurent remonte préparer le repas du soir pendant que Brigitte descend à Chinkhet pour régler sa dette de cinquante roupies.