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Au cœur du maoïsme

Jeudi 28 mai 2020. Réveil 5h00 au paradis. L’oiseau crie « tu as fini de gémir ? ». Eh bien oui mon ami, répond Brigitte, je suis guérie !

Man arrive tôt à Horlabot ; il est rentré hier soir. Maintenant nous ne ressentons plus son absence comme la perte soudaine d’un appui mais simplement comme celle d’un ami qui nous manque.

Effectivement, la première fois que nous avons appris que Man allait partir comme nous l’avons déjà dit, nous avons un peu appréhendé de nous retrouver seuls avec nos quatre mots de népalais dans une société dont nous ne maîtrisions pas tous les codes. En fait, son absence nous a permis de nous émanciper grâce à tout ce qu’il nous avait appris et à la protection de notre nouvelle famille et de toute la communauté, généreuses, attentives et bienveillantes. Pour tout dire, depuis notre arrivée ici, nous nous sentons vraiment « chez nous » !

Ce matin, comme à chaque retour de Man, nous sommes très heureux de nous retrouver. Il n’y a pas de mots pour exprimer notre bonheur : il se lit sur nos visages. Dehors, assis sur le bidon de kérosène et les deux petits sièges pliants en toile (notre grand confort), nous discutons de divers projets : livres, films, articles et éventuelles rencontres avec des figures de la révolution maoïste.

Histoire du maoïsme au Népal

En préparant notre voyage, une recherche sur les mots clés « Jaljala » et « Rukum » nous avaient permis de dénicher la thèse de Benoît Cailmail intitulée « Le mouvement maoïste au Népal, 1949-2008 : la tentation de la révolution internationale ». Ce travail de recherche est une pépite. Il est sans doute le document le plus complet sur l’histoire politique contemporaine du Népal rédigé par un observateur étranger.

Cette histoire est jalonnée de personnages emblématiques comme par exemple Mohan Bikram Singh, un des premiers apôtres de la pensée communiste au Népal dans les années 50, Baburam Bhattarai, souvent présenté comme le théoricien de la révolution, ou encore Prachanda, le leader charismatique de la guérilla. Ces trois hommes ont depuis choisi des voies différentes mais sont toujours omniprésents dans la vie politique de leur pays.

Mohan Bikram Singh

En faveur d’une ligne radicale respectant l’idéologie des pères fondateurs du communisme, Mohan Bikram Singh devint rapidement membre du comité central du Parti Communiste Népalais (PCN). Depuis son engagement initial il y a plus de 60 ans, il n’a jamais renoncé à ses convictions profondes qui l’ont conduit en prison puis à mener une vie de clandestinité et d’exil pour échapper à la répression.

Après vingt ans de querelles entre ses leaders, le PCN était incapable de s’accorder sur une ligne politique commune. En 1974, Mohan Bikram Singh et Nirmal Lama convoquèrent le quatrième congrès du PCN pour tenter d’imposer leur ligne radicale. L’échec de ce congrès les poussèrent à créer leur propre parti : le PCN (Quatrième Congrès). On assistait alors au Népal à la naissance du premier parti professant la doctrine de Mao, un tournant dans l’histoire politique.

Mohan Bikram Singh

Camarade Jaljala

Un autre événement marquant mais d’ordre privé marqua ce congrès : Mohan Bikram Singh y fit la connaissance de Bidhya Dhakal, dont il apprécia immédiatement l’engagement et l’intelligence. Il ne fallut pas longtemps pour que le leader originaire du district de Pyuthan confie à cette jeune militante une mission de premier ordre à Thabang. Elle devait y représenter le nouveau parti et participer à l’éducation politique de la population. A en croire l’adhésion encore actuelle aux valeurs maoïstes radicales des habitants de Thabang, la mission fût accomplie à merveille !

L’admiration mutuelle et l’idéologie partagée allait rapidement se muer en une véritable histoire d’amour entre le maître et sa disciple. Mohan Bikram Singh dévoilait la force de ses sentiments en attribuant à Bidhya Dhakal son pseudonyme pour la clandestinité : Jaljala, la montagne qui surplombe Thabang dont il était également tombé amoureux lors de son premier séjour.

« Camarade Jaljala » devenait ainsi un être aimé doublement clandestin car Mohan Bikram Singh venait tout juste de se marier. Il demanda vite le divorce mais sa femme refusa de le lui accorder. Pour le leader maoïste, la rupture était légitime.

Cette histoire d’amour qui serait aujourd’hui banale et écourtée par le décès accidentel de Jaljala en 1981 allait bientôt jouer un rôle capital dans la vie politique népalaise.

Comportement bourgeois

En effet, l’entente avec Nirmal Lama tourna court car Mohan Bikram Singh reprocha rapidement à son second des écarts à leur ligne idéologique. Leur tout jeune PCN (Quatrième Congrès) se révélait lui aussi incapable d’élaborer un programme commun. La mort de Mao en 1976 et la nouvelle voie choisie par son successeur allait créer des tensions entre deux fidèles amis.

Un autre point de désaccord émergea sur la question de la participation au référendum lancé par le roi Birendra sur la réforme du système pyramidal du panchayat mis en place par son père Mahendra, une pseudo démocratie dans laquelle les partis politiques étaient interdits ! Pour Nirmal Lama, participer au nouveau panchayat permettrait de lutter de l’intérieur alors que pour Mohan Bikram Singh cela revenait à baisser les armes et à accepter un simulacre d’ouverture démocratique.

Comme la relation adultère entre le Secrétaire Général et Jaljala soulevait de plus en plus de reproches chez les partisans qui y voyaient un comportement bourgeois, Nirmal Lama en profita pour évincer le leader et faire enfin entendre ses idées pourtant minoritaires au sein du parti. Après deux exclusions du Comité Central, en 1983, Mohan Bikram Singh fit scission et créa le PCN(Masāl), un nouveau mouvement fidèle à ses convictions de toujours.

Scission du PCN(Masāl)

Mohan Bikram Singh entraînait avec lui Mohan Baidya, imprégné de l’idéologie de son aîné depuis son enfance dans le district du Pyuthan. Leurs fidèles lieutenants Baburam Bhattarai et Pushpa Kamal Dahal les suivaient dans cette aventure. Les principaux artisans de la révolution de 1996 étaient réunis sous une bannière commune. Tous partageaient la volonté de mener une révolution populaire armée.

Cependant, l’union sacrée fit long feu. Rapidement, les deux Mohan allaient mutuellement s’accuser de « centrisme » ou de « droitisme ». Les divergences entre ces leaders étaient pourtant peu profondes. Il s’agissait plus d’une question de timing que d’idéologie. Pour Mohan Bikram Singh, le temps de la révolution armée n’était pas encore arrivé. Au préalable, il fallait poursuivre l’éducation politique du peuple afin de rallier les masses.

En 1985, quatre ans après le décès de Jaljala, la relation extraconjugale de Mohan Bikram Singh revint sur le devant de la scène politique et aboutit à une nouvelle exclusion du leader et fondateur du parti. Le divorce entre les deux ténors du parti était consommé et une scission du parti était inéluctable.

Mohan Bikram Singh reprit la tête du PCN(Masāl) et Mohan Baidya celle du PCN(Maṡāl). Si Pushpa Kamal Dahal opta immédiatement pour la ligne dissidente plus radicale de Baidya, Baburam Bhattarai resta fidèle à son mentor. Quelques années plus tard, Pushpa Kamal Dahal, avait pris l’ascendant sur Mohan Baidya pour devenir Secrétaire Général du PCN(Maṡāl) en 1989.

Du PCN(Masāl) au PCN(Maṡāl)

Un simple point au-dessus d’une lettre est la seule différence entre les noms des deux partis, comme pour témoigner de divergences idéologiques somme toute assez mineures entre ces mouvements. Ces derniers unirent leurs forces en 1990 pour orchestrer un immense soulèvement populaire connu sous le nom de jana āndolan. Pour mettre fin à cette insurrection, le roi promulgua une nouvelle constitution et convoqua des élections législatives. La coalition entre les deux factions maoïstes rivales ne survécût pas à cette embryon de démocratie.

S’opposant à cette nouvelle Constitution, Pushpa Kamal Dahal allait orchestrer une fusion de son parti avec celui de Nirmal Lama pour créer le Parti Communiste du Népal (Centre-Uni). L’obstination de Mohan Bikram Singh à boycotter le suffrage de 1991 créa de nouvelles dissensions au sein de ses partisans.

La révolution en marche

Baburam Bhattarai en désaccord avec son mentor finit par rejoindre les rangs du jeune PCN(CU) de Pushpa Kamal Dahal qui incarnait la radicalité de la nouvelle génération maoïste. Désigné par Pushpa Kamal Dahal, Baburam Bhattarai sortit de la clandestinité pour conduire la liste maoïste aux élections législatives, la vitrine officielle du PCN(CU). Le scrutin fût remporté par le Nepali Congress mais le courant de pensée maoïste s’imposait comme troisième force politique du pays.

En 1994, le centre uni vola à son tour en éclat. Pushpa Kamal Dahal et Baburam Bhattarai prônait un recours imminent à la lutte armée alors que Nirmal Lama considérait que toutes les conditions n’étaient pas encore réunies.

La faction de Pushpa Kamal Dahal, dit Prachanda (« le féroce ») et de Baburam Bhattarai alias Laaldhwoj (« le porteur du drapeau rouge ») déroulait ses plans en lançant une campagne de mobilisation dans le Rukum et le Rolpa. Elle fût baptisée SIJA en hommage aux sommets emblématiques respectifs des deux districts, le Sisne du Rukum et le Jaljala du Rolpa.

Le parti de ce duo de leaders charismatiques prit en 1995 le nom de PCN(Maoïste). La révolution du peuple était en marche.

Des rebelles au pouvoir

Ces figures politiques emblématiques du maoïsme népalais sont toujours présentes dans la vie politique.

A l’issue de la guerre civile et de la chute de la monarchie, Prachanda devint en 2008 Premier Ministre de la jeune République démocratique fédéral du Népal, élu par l’Assemblée Constituante, avant de démissionner l’année suivante. Il occupera à nouveau le poste entre 2016 et 2017.

Mohan Bikram Singh refusa d’entrer au gouvernement de Prachanda. Âgé de 86 ans, il est toujours le leader du PCN(Masāl), un parti semi-clandestin, et de sa vitrine électorale le Rastriya Janamorcha.

Après avoir été Premier Ministre de 2011 à 2013, puis en 2015, Bhattarai a également pris ses distances avec Prachanda, pour fonder son propre parti. Il est aujourd’hui un des hommes forts du Samajbadi Party Nepal, le parti socialiste népalais de Upendra Yadav.

Pushpa Kamal Dahal et Baburam Bhattarai

Une révolution inachevée ?

Man pense que nous pourrions tenter de les rencontrer à Katmandou. Pour l’instant, confinés dans notre paradis, cette possibilité semble bien lointaine. En revanche, notre ami cogite une rencontre avec des maoïstes « underground » qui vivent clandestinement non loin d’ici. Déçus par les conditions du cessez-le-feu de 2006 et les concessions faites à l’idéologie du mouvement, ces anciens membres de l’armée du peuple de Prachanda se sentent aujourd’hui trahis.

Dès 2014, les maobadis les plus radicaux se sont réunis derrière Netra Bikram Chand, alias Biplad, un ancien lieutenant de Prachanda, qui prônait la reprise de la lutte armée. Regroupés derrière une bannière à l’effigie du Che, ils considèrent que leur révolution est inachevée.

L’alliance du PCN(Maoïste), rebaptisé PCN Unifié Maoïste à la sortie de la guerre civile, avec le PCN(UML) ou simplement UML pour Union Marxiste Léniniste, devenu un parti de centre gauche sous le couvert d’un patronyme radical, aura été le coup de grâce porté par Prachanda. En 2017, l’ancien commandant en chef de la lutte armée pactisait en effet avec l’ennemi de longue date pour retrouver le pouvoir. Ceci se traduisait un an plus tard par la fusion des deux partis pour former tout simplement le PCN, un acronyme fort voulant symboliser l’union sacrée de toutes les factions communistes népalaises.

La boucle n’était pas pour autant bouclée. Les soubresauts de la jeune démocratie et les luttes de pouvoir ont de nouveau fait voler en éclat cette entente cordiale de façade en 2021. Cette péripétie de plus dans l’histoire politique du Népal a eu pour effet collatéral de ramener le mouvement clandestin de Biplad sur le terrain des urnes, comme s’il avait à son tour succombé à la tentation du pouvoir…

Man et la liberté de pensée

Difficile de distinguer les divergences fondamentales de cette myriade de partis issus de l’idéologie communiste. Scissions et fusions se succèdent toujours aujourd’hui à rythme effréné. Cette recomposition permanente de l’échiquier politique alimente les palabres sous les pipals. Comment font les électeurs pour s’y retrouver ?

A la veille des dernières élections législatives de 2017, nous avons pu voir des affiches placardées sur les murs et les arbres jusque dans les zones les plus reculées du pays. Pour faire face à la faible alphabétisation de la population et en particulier de sa frange la plus âgée, la commission électorale fait appel à des symboles pour représenter chaque parti. Nous en avons compté jusqu’à quatre-vingt huit ! On peut voir des représentations parfois très imagées voire farfelues des courants de pensée.

88 symboles pour autant de partis

Man aime s’impliquer dans la vie politique. Courtisé par des partis de toute tendance, Man tient à garder son indépendance et sa liberté de pensée. Il ne perd jamais une occasion pour débattre et essayer de comprendre les arguments les plus éloignés de ses convictions. Nous avons avec lui des échanges passionnants.

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