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De Melchaur à Lochabang

Lundi 4 mai. Réveil 6h00. Brigitte imagine l’oiseau du paradis toquant de son bec sur les volets clos de Horlabot et espère qu’il ne va pas quitter les lieux désertés depuis maintenant deux jours. Nous sommes en forme après une bonne nuit malgré un orage d’une extrême violence. Les sentiers vont probablement être bien boueux ; ce n’est peut-être pas le meilleur jour pour fréquenter la jungle. Néanmoins, Man ne change pas nos plans car une petite tâche bleue lui fait espérer une belle journée.

La didi toujours aussi triste et gentille nous cuit de délicieux rotis pour le petit déjeuner. Nous emportons ceux qui restent pour le repas de midi et partons vers le col de Melchaur avec son lac vert émeraude transformé en gouille ocre par le miracle de la pelleteuse. Ici, nous quittons la piste pour aborder l’arête du Trisul, sommet trifide que nous comptons traverser pour atteindre le col qui le sépare du Thuma Lek.

Le Trisul au milieu de la jungle

La carte « finlandaise »

Depuis le début des années 2000, il existe des cartes topographiques couvrant tout le Népal. Elles sont le fruit d’une collaboration entre le gouvernement et Finnmap, l’institut de cartographie finlandais. Ces cartes au 1/50000ème ou au 1/25000ème ont été réalisées à partir de photographies aériennes en employant des techniques numériques modernes et elles présentent des courbes de niveau équidistantes de 20m. Néanmoins, ce premier jet souffre de l’absence d’ombrage qui perturbe la lisibilité du relief et surtout d’une toponymie parfois hasardeuse. Sur ce dernier point, il faut bien avouer que la tâche est complexe car le nom des lieux fait parfois débat entre les habitants !

La végétation omniprésente dans les collines masque les sentiers sur les photographies aériennes. Les vérifications sur le terrain étant insuffisantes, le tracé des chemins est souvent déroutant. Parfois, les chemins indiqués sur les cartes n’existent plus. A contrario, aucune piste n’existait au Rukum lorsque les photographies aériennes ont été prises.

Notre ami explorateur n’a jamais gravi le Trisul qui culmine à l’altitude de 2540m, juste au-dessus de chez lui. Les renseignements glanés à Melchaur confirment qu’il existait un sentier de crête mais que celui-ci n’est plus utilisé depuis qu’un chemin a été taillé à flanc de montagne. Sur notre carte topographique dite « finlandaise », nous distinguons trois chemins se rejoignant au sommet principal : le premier arrive de Melchaur, le deuxième de Jhula et le troisième permet de rejoindre Sallichaur. Espérons que la carte soit correcte !

La vallée de Sallichaur

Engloutis par la végétation

Du col, nous passons derrière le temple et montons sur la gauche pour attaquer l’arête qui mène au sommet car il est impensable pour Man de ne pas parcourir une arête s’offrant à lui. Au début, le sentier est bon mais il devient vite très scabreux. Nos matelas attachés à l’extérieur du sac accrochent partout, nous avons l’impression d’être emprisonnés dans une forêt très dense où les arbres, tels des sorciers aux grands bras, nous retiennent dès que nous essayons de passer.

Hors des sentiers battus

Une petite clairière nous offre un peu de répit. Au-delà, le sentier se perd au milieu de la végétation qui a repris ses droits. Dommage que nous n’ayons pas le khukuri de notre compagnon de Phagam pour faciliter notre progression ! Attirés par une vague sente qui part en traversée sur notre gauche, nous nous éloignons du fil de l’arête. Nous mettons plus d’une heure pour parcourir moins de cinq cents mètres avant de déboucher sur la crête arrivant de Jhula au niveau d’un petit collet. Celui-ci nous offre un magnifique panorama, bien mérité, sur tous les sommets environnants.

Une petite ouverture dans le mur de verdure

Perdus dans la jungle

Notre lutte contre la jungle n’est pas pour autant terminée. Pour une raison obscure, Man préfère renoncer au sommet et s’engouffre en descente dans une sorte de ravine pleine de végétation très épaisse. Nous progressons hors sentier dans des pentes herbeuses extrêmement raides. Seuls les Dieux du Rukum savent où nous mènerait une glissade… La forêt se referme sur nous. Nous avançons à l’instinct en direction supposée du col que nous n’avons aucun espoir d’entrevoir au milieu de cette jungle dense peu hospitalière qui engloutit chacun de nous dès qu’il s’éloigne de quelques mètres des autres. Elle est plus propice à se cacher pendant une guérilla qu’à observer les horizons lointains !

A jouer les dahus, nous perdons le sens de l’orientation. Seule notre lenteur nous évite de faire plusieurs boucles autour du Trisul ! Après ce qui nous semble être une éternité, nous empruntons au hasard une pente boueuse, très raide, couverte d’arbres enchevêtrés qui ne manifestent aucune intention de nous laisser un passage !

Délivrance

Miraculeusement, nous finissons par atteindre le chemin de Phera, juste en dessous du col que nous visions au départ. Un chemin large et fréquenté. Quel soulagement !

Brigitte a un peu honte d’avoir pas mal râlé contre les arbres sorciers, son sac mal ficelé, bref contre tout. Elle fait des excuses à Laurent et Man qui rient car ils savent que les prochains arbres sorciers qui oseront toucher à son sac seront tout autant injuriés que les précédents !

Nous envisagions de poursuivre l’arête jusqu’en haut de Thuma Lek mais Man ne connaît pas le chemin et le vert intense de la jungle qui nous y attend ne laisse pas augurer une partie de plaisir. Pour ne pas s’attirer les foudres de Brigitte, Man renonce. Nous retournerons explorer ce belvédère par son autre versant plus accessible.

Les jeunes bergers

Soudain, nous voyons surgir sur le chemin des enfants qui viennent à notre rencontre. Ils sont montés de Phera pour garder les chèvres sur les prairies parsemées à proximité du col.

Des jeunes bergers surpris de nous voir sortir de la jungle

Ils sont joyeux. Nous leur offrons du kaja. Ils se fabriquent de grands Y en bois dont ils relient les branches par un caoutchouc pour former des lance-pierres qu’ils utilisent pour tuer les perdrix. Brigitte et son jeune oncle utilisaient les mêmes étant gamins et comme les oiseaux n’étaient pas des proies faciles, ils se vengeaient sur les poules de la voisine et prenaient de bonnes claques bien méritées des parents.

Descente sur Phera

Nous avons été bien inspirés de renoncer au Thuma Lek car le chemin de Phera est absolument magnifique lorsqu’il quitte la forêt pour être taillé en encorbellement le long de la roche avec une merveilleuse vue dégagée sur l’horizon.

Seul petit bémol, les nuages sont omniprésents et ils nous empêchent de voir le Sisne Himal. Phera va devenir une des destinations favorites de Brigitte pour le reste de notre séjour mais elle ne verra qu’une seule fois le mythique sommet du Rukum.

Arrivée sur Phera

Arrivés à Phera, Man nous dit que nous devons lier connaissance avec les habitants afin d’établir un futur « homestay ». Il parle de son projet avec le premier homme que nous apercevons. Celui-ci se montre très enthousiaste à l’idée d’accueillir des visiteurs. Il nous offre du mohi et de l’eau bien fraîche pour étancher notre soif.

Un peu plus bas, le long de la piste qui a remplacé l’agréable chemin, se situe la maison de Manisha qui va devenir la grande amie, la « petite sœur » de Brigitte mais pour le moment nous passons devant chez elle sans même soupçonner sa présence.

Au bout du village, nous avons une vue plongeante sur Jhula qui semble encore très loin. La piste qui y mène fait beaucoup de virages. Les locaux prennent des raccourcis délicats en coupant les lacets au milieu des ravines. Plus tard, Brigitte trouvera plusieurs magnifiques chemins pour aller de Horlabot à Phera sans utiliser la piste en remontant une arête parsemée de hameaux dont elle trouvera le départ entre Chinkhet et Garaghat.

Une drôle de quarantaine

La piste qui vient à peine d’être taillée dans la montagne est déjà dévastée alors que la mousson n’a pas encore sévi. Nous arrivons finalement assez vite à Jhula en compagnie de petits bergers qui redescendent leur troupeau des alpages.

Au milieu des troupeaux de Jhula

Juste au-dessus du col de Jhula, à travers les grilles de l’école, les gens du village discutent sans précaution avec les membres de leurs familles mis en quarantaine. La crise du coronavirus leur a fait perdre leur emploi dans les pays où ils avaient émigré et où ils ne pouvaient plus vivre sans ressources. La plupart sont des travailleurs jetés sur les routes comme des kleenex par des employeurs indiens sans scrupules. Ils ont été testés à leur arrivée pour emmener les éventuels cas positifs dans les hôpitaux. Nous ne savons pas s’il y avait des cas positifs.

Retour à Lochabang

Au col de Jhula, nous nous retrouvons en terre connue, à savoir la limite du territoire qui était « le nôtre » avant ce périple. Grâce à Man, nous venons une nouvelle fois de vivre des moments inoubliables.

Il ne nous reste plus qu’à descendre jusqu’aux moulins et à remonter sur Lochabang en passant par Panabang où les habitants se montrent désormais très accueillants à notre égard.

Arrivés à Lochabang, nous retrouvons l’adorable Aunty, très âgée qui est revenue vivre pour quelques temps chez Didi et Dazu. Nous avons bien fait de rentrer ce soir car la fameuse « Kul Puja », la fête religieuse en l’honneur des ancêtres, dont nous avons tellement entendu parler depuis notre arrivée à Lochabang, aura lieu demain.

L’autel de Dazu

Nous découvrons que Dazu est le prieur de Dhami, ce qui lui impose depuis trois jours de ne manger que le soir et uniquement du riz après un lavage méticuleux de son corps à la fontaine pour se purifier. Ne manger que le soir et si peu en travaillant si dur est déjà une épreuve difficile mais, comme si cela ne suffisait pas, il a aussi un énorme abcès dentaire qui provoque une grosse boule sur son visage émacié. Dazu endure tout cela avec sourire sans même en parler !

Ce soir, veille de la puja, Dazu doit procéder à un dernier rituel. Il nous dit de venir assister à ce cérémonial et nous demande de le filmer. Nous montons à l’étage en suivant Jessica et Man. Au fond de la chambre de ce dernier, une étroite ouverture dans le plafond permet d’accéder aux combles. Notre ami et Jessica s’y faufilent aisément. Pour notre part, nous avons beaucoup de mal à saisir la technique permettant de se rétablir sur le sol du grenier sans heurter les tôles du toit.

Rituels mystérieux avant la Kul Puja

Le pujari et le rituel mystérieux

Nous retrouvons Dazu accroupi devant son autel. Cet espace exigu est extrêmement bas de plafond mais ce n’est pas une gêne pour lui qui est si souple. Dazu sort un à un tous les « instruments » rituels qu’il conserve précieusement dans une malle en fer : une queue de yak dont la présence à cette altitude est incongrue, une grosse poignée de petites cloches, une grosse cloche, deux bâtons en bois crochus, un trident, une statue de Shiva et de l’encens.

A côté de l’autel, Dazu a posé un petit récipient métallique avec une anse en fil de fer qui contient des braises extraites du foyer de la cuisine. Il installe tous les objets méticuleusement en récitant des incantations. Nous sommes trop novices pour comprendre tous ces rites, même Man n’y est pas totalement initié. A priori, il s’agit d’une sorte de bénédiction ou de purification des instruments que Dazu et Dhami utiliseront pendant la puja. Nous assistons en silence aux prières de Dazu, le pujari du clan.

Les poulets victimes de la pandémie

Normalement, le frère aîné de Man, Al Bahadur, devrait succéder à son père comme prieur de Dhami. Nous nous demandons si Al Bahadur qui a fait construire un hôtel-restaurant près de Nepalganj compte revenir un jour s’installer à Lochabang. Avant le lockdown, son restaurant était florissant car il y vendait des poulets rôtis issus de son propre élevage qui avaient beaucoup de succès. Ici, nous constatons également avec plaisir que les gens privilégient la qualité à la quantité préférant manger de temps à autre un poulet « local » de bonne qualité assez onéreux plutôt que régulièrement un poulet « industriel » peu coûteux mais sans grand intérêt gustatif. Aujourd’hui, tout est fermé à cause de la pandémie et Al Bahadur s’inquiète pour le remboursement des traites de son emprunt.

Man connaît les mêmes difficultés. Son épouse élevait plus de deux cents poulets à côté de leur maison située près de Dang. Avec la pandémie, les prix des aliments pour les volatiles ont explosé et ce n’est plus rentable. Lolita a dû se résoudre à vendre toutes ses bêtes. Elle n’a donc plus de revenus. Ici, aucune aide du gouvernement n’est prévue pour faire face à ces cessations d’activité. Personne ne s’en plaint ouvertement. Néanmoins, l’augmentation du nombre de suicides depuis le début du confinement devient inquiétante.

Vivement demain !

Demain, Man montera nous chercher à Horlabot pour aller assister à la Kul Puja. Nous n’avions même pas osé rêver d’être encore là pour y participer tellement elle nous semblait lointaine à notre arrivée… Merci la vie et ses merveilles inattendues ! Nous sommes particulièrement touchés d’être invités à cet événement réservé exclusivement aux membres du clan.

Nous ne comprenons pas pourquoi la puja des ancêtres aura lieu demain car il ne s’agit pas d’un jour particulier du calendrier lunaire qui rythme habituellement les fêtes religieuses. Il s’agit encore d’un mystère à élucider. Laurent va se pencher sur ces questions dès que possible, c’est-à-dire lorsqu’il pourra consulter les livres qui lui manquent déjà beaucoup. Il en télécharge dès qu’il peut ou plutôt quand la connexion internet de Banphikot fonctionne. En général, Laurent raconte à Brigitte tout ce qu’il lit et, en échange, elle lui rapporte tout ce qu’elle a vécu au cours de ses escapades quotidiennes.

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