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De Dharampani au Jaljala

Vendredi 20 mars 2020. Sous un ciel étoilé, la nuit a été glaciale. La neige tassée autour des tentes est devenue une vraie patinoire. L’intuition de Man se confirme. A peine sorti de l’horizon, le soleil irradie les tentes. L’endroit est magnifique. Le relief est complexe avec un enchevêtrement de vallées où il est facile de se perdre.

Nos porteurs du Rukum n’ont de cesse de se prendre en photo avec des téléphones portables dernier cri. Incontestablement, ils sont heureux d’être là. En se réchauffant au soleil, Bhim ne peut s’empêcher d’afficher un sourire et de reconnaître de façon implicite le choix judicieux de Man. Un regard vers le haut et nous comprenons que « son » camp est toujours dans l’ombre de l’arête.

Le camp ensoleillé choisi par Man

Alors que, depuis le départ du périple, la mise en route est fastidieuse, aujourd’hui tout le monde semble pressé. Serait-ce l’attrait du Jaljala ? Littéralement, dans le langage Kham-Magar, Jaljala signifierait la « porte des eaux pures ». On peut aisément comprendre l’origine du nom en constatant sur la carte que toutes les rivières du Rolpa trouvent ici leur source (Uwa, Thabang, Chhelo Bang, Tutu, Dhangsi, Jelbang rivers).

Après une courte traversée descendante ponctuée de quelques raides montées, nous accédons à un promontoire qui nous offre un superbe panorama sur toute la chaîne West Dhaulagiri. Un peu plus loin, nous débouchons sur une butte dégagée qui domine la longue plaine du Jaljala où la neige commence à céder la place à quelques plaques d’herbe. D’ici, nous découvrons un vaste complexe avec des hébergements pour les pèlerins dont nous ne voyons que les toits en tôle bleue. Nous devinons quelques temples dispersés sur la plaine et à l’autre bout une petite étendue d’eau circulaire.

Un lieu chargé d’histoire

Avouons néanmoins que notre regard est aimanté par la lointaine silhouette effilée du Sisne Himal (5957m), le sommet emblématique du Rukum. Son nom fût associé à celui non moins symbolique du Jaljala du Rolpa pour baptiser, sous l’acronyme de SIJA, la campagne de mobilisation planifiée par Prachanda, le meneur charismatique des maobadis, pour unir les partisans des deux districts et initier l’insurrection. Man nous dévoile alors qu’il a réalisé la première ascension de ce sommet en 2013. Quel cachottier ! Il nous montre la photo prise au sommet avec son frère, un client américain et leurs cinq compagnons népalais.

Nouvelle séance photo avant de descendre jusqu’au sanctuaire ancestral. Nous partons tous explorer l’endroit. Il y règne une atmosphère sereine et mystique. Un sentiment renforcé par le silence des lieux. Difficile d’envisager que le Jaljala servit de centre d’entraînement pour les combattants maoïstes, les soldats de l’armée du peuple.

L’équipe au grand complet sur les hauteurs du Jaljala

Des pèlerins aux rituels sanglants

Difficile d’imaginer cette immense prairie remplie de dévots tirant derrière eux les moutons et les chèvres qu’ils conduisent au sacrifice. En effet, trois fois l’an, la quiétude du Jaljala est perturbée par un festival religieux à l’occasion de la pleine lune. Quatre lieux pour quatre dieux. Trois temples et une grotte sacrée. Quatre files de fidèles qui se pressent pour offrir aux dieux un animal au cours d’une cérémonie sanglante. La coutume veut que le prêtre, le pujari, verse de l’eau pure sur la tête de l’animal qui va être sacrifié. S’il s’ébroue, il est prêt. Les dieux seront satisfaits. Rares sont les bestioles qui ne vont pas finir par secouer leur tête quand on l’arrose. Une sorte de « permis de tuer » demandé à sa victime.

Les pèlerins repartent avec le corps de leur animal en offrant la tête aux dieux du Jaljala ou plutôt en la laissant aux gardiens du temple, le comité d’organisation formé par les habitants de Thabang.

L’émergence de la doctrine communiste

Dans les années 1950, un jeune Thabangi défend les droits des paysans et se retrouve accusé d’être un communiste par le mukhiya, le chef du village désigné par le pouvoir local de Rukumkot et principalement chargé de collecter l’impôt. Une accusation sans preuve qui s’effondre rapidement mais qui ancre les convictions de Barman Budha Magar.

A la mort du mukhiya, poussé par la population de Thabang, Barman se présente pour lui succéder. Il prend la tête du village. Peu après son élection, le régime du Panchayat est promulgué. C’est un semblant de démocratie pyramidale sans parti politique à la solde de la monarchie hindoue que Barman n’aura de cesse de dénoncer de l’intérieur, en étant élu à plusieurs reprises par sa communauté.

Malgré cette position controversée par ses pairs, son appel au boycott du référendum de 1980 sera suivi à la quasi unanimité par les habitants de Thabang qui refuseront de se prononcer sur le maintien du Panchayat. Barman écopera de cinq années de prisons pour avoir remplacé les portraits du roi par ceux de Marx et de Lénine. Il finira par être élu lors du premier scrutin parlementaire de 1991 après le rétablissement des partis politiques.

Révolutionnaire avant l’heure

Fin stratège politique, il parviendra à faire passer des idées, alors insensées et illégales. Il dénoncera le système des castes et attribuera des terres aux intouchables. Il défendra la cause des minorités ethniques. A la religion, il préférera l’éducation. Et c’est ainsi que Barman Budha Magar décidera un jour de vendre les têtes des moutons sacrifiés, dont la consommation est très prisée, et d’utiliser les fonds récoltés pour financer la construction d’une école. Le système perdurera jusqu’à la révolution.

Les responsables maoïstes ont voulu interdire ces pratiques religieuses mais ils ont rapidement compris qu’ils ne pourraient défendre leur ligne idéologique sans perdre leur base. Ils s’en sont même accommodés en organisant eux-mêmes le rituel pour faire du festival religieux une simple émanation de la culture ancestrale du peuple Kham-Magar.

Aujourd’hui encore les jeunes maoïstes de Thabang sont en charge du festival. Pour compenser une relative baisse de la ferveur et donc de la manne des têtes de mouton, ils ont mis en place des enchères pour déterminer qui aura l’honneur d’offrir sa bête en premier. La tradition a donc repris ses droits sous l’égide d’une idéologie communiste bafouée, teintée de capitalisme opportuniste et de croyances religieuses ancestrales.

La légende du Jaljala

Revenons à l’origine du Jaljala : la légende dit qu’il y a fort longtemps, plus à l’ouest, dans territoire qui devint le territoire de Salyan un terrible combat opposa des géants démoniaques à une famille de divinités. Les douze frères Brahas et vingt-deux sœurs Bujus durent se résoudre à fuir et trouvèrent refuge au Jaljala. Les démons les poursuivirent et vinrent les défier sur la colline surplombant Thabang. La fratrie Braha reçut l’aide de deux jeunes Thabangis, deux frères Kham-Magars, des chasseurs, à qui ils demandèrent de tirer toutes leurs flèches vers le ciel où se cachait les créatures. Tant et si bien que les démons fûrent blessés et tombèrent des nuages sous la forme d’une multitude de pythons et de grenouilles qui furent emportés dans les flots tumultueux de la Thabang Khola. Dès lors, les frères Brahas s’installèrent définitivement au Jaljala et Braha devint la divinité tutélaire de Thabang et des Kham-Magars de la région.

Curieusement, le Jaljala attire également des pèlerins hindous. Peut-être certains sont-ils perdus comme nous, face à la profusion de divinités offertes par le panthéon hindou protéiforme qui semble sans limite ? Peut-être faut-il y voir le signe profond de cette osmose entre les rites animistes ancestraux, les traditions chamanistes et les croyances hindouistes ou bouddhistes ? Cet enchevêtrement complexe de spiritualité aboutit à une rare tolérance et à un partage des lieux de culte.

L’autel du Jhankri Than

Il n’est donc pas surprenant de voir Bhim, Magar du Solokhumbu, aller prier devant un petit autel balayé par les vents et à peine protégé par son toit en tavaillons, où des oranges sont disposées devant un trident de Shiva.

Le temple de Braha

Nous rejoignons nos jeunes porteurs qui ont choisi le temple de Braha et son toit en tôle bleue pour se recueillir. Nous les surprenons les mains remplies de billets. Ils éclatent de rire comprenant le quiproquo. Non, ils ne sont pas en train de piller le temple de ses offrandes. Ils font juste de la monnaie pour pouvoir jouer aux cartes avec des petites coupures. Avant de quitter le temple, ils laissent tous leur obole et se font poser une tika sur le front. Prem, le camarade, le combattant maoïste, se plie également à ce rituel religieux.

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