Mardi 24 mars 2020. Comme tous les matins, le camp se réveille au son de la radio mais aujourd’hui nous n’entendons pas l’habituel brouhaha des conversations sur fond de musique népalaise qui dès le réveil, chaque jour, nous met en joie. Du fond de nos duvets, seul le bruit étouffé des nouvelles du jour parvient à nos oreilles. Modan arrive en souriant, comme tous les matins, en nous disant « today lockdown ».
« Lockdown ! »
Nous sortons de notre stupeur et partons voir Man pour comprendre ce qui se passe. L’actualité vient de nous rattraper. La pandémie que nous pensions avoir réussi à fuir dans ces contrées isolées vient de mettre le Népal à l’arrêt. Une jeune népalaise de 19 ans rentrée de France le 17 mars a été hospitalisée hier à Katmandou. Il s’agit du premier cas de contamination au coronavirus depuis celui enregistré au mois de janvier. Suivant les recommandations de l’OMS, le gouvernement vient d’instaurer un confinement très strict. Les frontières sont fermées. Tout déplacement terrestre ou aérien est interdit. Tout le monde doit rester à la maison.
Au milieu de nulle part, sans réserve de nourriture, quelle stratégie pouvons-nous adopter ? Nous passons en revue les alternatives qui s’offrent à nous. Nos voisins ont à peine de quoi survivre. Nous ne pouvons pas mettre en danger un membre de l’équipe en l’envoyant au ravitaillement. Rapidement, nous nous résignons donc à braver l’interdit et à poursuivre notre chemin. Tant que nous sommes dans les collines nous ne risquons pas de croiser les forces de police. Pour une fois, tout l’équipe semble d’accord et solidaire de cette décision.
Nous venons de basculer dans la clandestinité. Prem acquiesce le poing levé. Ce salut maoïste nous réconforte et fait éclater de rire tous nos camarades.
Devenus clandestins
Man reste serein. Inspiré par les déplacements de la guérilla maoïste, il met en place une stratégie pour éviter d’être repérés. Nous partirons avec lui en passant par une crête qu’il sait déserte pendant que les membres de l’équipe passeront par le bas deux par deux précédés par Durga envoyé en éclaireur. Au pire, si nous sommes pris, nous pourrons toujours faire semblant de ne pas être au courant mais, au fond de nous-mêmes, nous savons que nous n’en mènerons pas large si nous sommes arrêtés par la police ou l’armée qui manient mieux le bâton que l’humour.
Thulo Daha, une zone de pâturage de mousson, est notre point de rendez-vous. Nous partons de notre côté les premiers. Nous devons traverser la middle highway qui relie Rukumkot et Musikot, les capitales rivales d’un Rukum depuis peu scindé en deux districts, pour rejoindre notre crête. A notre grande surprise, nous voyons un bus au loin dans la descente et commençons à nous demander si le confinement est vraiment respecté.
Nous sommes partagés entre inquiétude et excitation à l’idée de marcher clandestinement pour préserver notre liberté. Nos compagnons qui ont déjà eu à faire à la police ou à l’armée népalaise sont beaucoup plus inquiets que nous. Durga est égal à lui-même, insouciant.
Une progression épineuse
Dans cette ambiance particulière, nous atteignons le fil de l’arête avec Man et prenons en pleine face un majestueux Sisne Himal qui va nous tenir compagnie pendant quelques heures. Le panorama est grandiose. Toute la chaîne s’offre à nos yeux. En contrebas, nous découvrons la Sani Bheri et la plaine de Rukumkot. Sur l’autre versant, nous sommes surpris de voir nos compagnons marcher sur la route tous ensemble. Espérons que personne ne les verra !
Après un parcours hors sentier nécessitant parfois l’usage des mains pour franchir quelques ressauts rocheux et une aptitude à se désempêtrer des buissons épineux docteurs en acupuncture, nous atteignons un joli petit sommet. Ce magnifique point de vue a payé sa dîme au progrès en se parant d’un splendide relai de télécommunication. Comme dirait l’étudiant turc avec qui Brigitte a parcouru les Monts Taurus : ce sont les minarets des temps nouveaux ! Quel contraste avec le petit autel hindouiste traditionnel qui a su garder une petite place à coté de cette tour métallique venue lui tenir compagnie sans crier gare. En cadrant bien les photos, nous obtenons de superbes images avec l’autel en premier plan et le Sisne en toile de fond. Le relai est très vexé, il va falloir se méfier de ses représailles : prison sans orange ?
La descente est tout aussi raide et couverte de minuscules arbustes très piquants que la montée. Ces broussailles masquent les pierres entre lesquelles elles poussent. La progression sur cette sorte de lapiaz végétal est bien malcommode. Nous bataillons en jurant pour avancer, surtout Brigitte ! Après une remontée plus aisée, tous nos efforts sont récompensés par l’apparition d’un immense et magnifique alpage. Nous sommes arrivés à destination les premiers.
Un havre de paix
Thulo Dala. Un lieu paisible hors du temps ! Des milliers de moutons et quelques buffalos y pâturent. Nous posons nos sacs à l’entrée du pâturage et commençons à parcourir avec bonheur cette vaste étendue plate qui s’étend à perte de vue. Les nomades déjà installés viennent à notre rencontre, femmes, hommes et enfants. Un couple et son troupeau arrive en même temps que nous depuis l’autre bout de la prairie avec, pour seuls bagages, une bâche, une couverture en laine de mouton tissée main et une ou deux casseroles noircies.
Ils portent sur leur dos le peu qu’ils possèdent à l’exception bien entendu de leur troupeau qui les suit docilement. Eux aussi n’ont pas eu d’autres choix que de déjouer les postes de police pour atteindre l’alpage. C’était probablement leur seule option de survie.
Le camp des nomades est installé sur un replat juste au dessus de l’alpage. Ils vivent à même la terre protégés par de simples bâches tenues par quatre perches en bois et sous lesquelles brûle un petit feu. Le strict minimum vital. Ils restent ici jusqu’en septembre avant de s’en retourner dans leurs villages. Comment font-ils pour résister aux intempéries de la mousson sous des abris aussi précaires ?
Man est surpris de les voir ici en ce début de printemps, bien avant le début de la mousson. Il n’y a pas encore d’eau, juste une grande mare pour les animaux. Alors, les femmes descendent avec de grandes jarres jusqu’au point d’eau qui est à plus d’une heure d’ici aller-retour. Elles croisent notre équipe ravie d’être arrivée sans soucis.
Man, ambassadeur du Rukum
Man connaît un responsable local du tourisme qui habite dans un village non loin d’ici. Il l’a prévenu de notre passage depuis plusieurs jours et, hier après-midi, il lui a fixé un rendez-vous au pâturage. Bientôt nous le voyons arriver dans ses bottes en caoutchouc. Il est monté il y a quelques jours pour baliser pour nous le chemin d’accès au point d’eau. L’homme est très sympathique. Il est fier de nous montrer sur son téléphone les images de sites remarquables de la région.
Nous formons tous un grand cercle, assis dans l’herbe pour palabrer. Man sort sa carte et montre à son ami le chemin que nous avons parcouru. Les nomades se joignent à nous. Man, qui n’a pas encore cassé la GoPro prêtée par un copain, commence à interviewer toutes les personnes présentes pour recueillir leur vision du tourisme au Rukum.
Une offre tentante
L’homme reste avec nous quelques heures, le temps de boire un thé et repart en nous donnant rendez-vous le lendemain dans sa maison. Après l’avoir raccompagné, Man revient de chez les nomades avec un mouton entier dépecé, découpé et enroulé dans un tissu. Il est content de sa trouvaille. Quand il déballe cette montagne de viande, Bhim prend peur. La viande de mouton a beaucoup de parasites. Sa cuisson est très longue et nous n’avons plus de kérozène. Et même si nous parvenions à suffisamment cuire cette viande en y passant toute la nuit, il nous faudrait plusieurs jours pour en consommer une telle quantité. Impossible de la transporter sous une telle chaleur.
Sur ces entrefaites, nous apprenons que la mort du mouton est mystérieuse et remonterait à un ou deux jours. Notre rêve d’asado argentin, d’overdose de viande grillée, s’achève brutalement.
Au menu, ce sera didho et sans sisnu !
Chez les nomades
Man, penaud, remporte le mouton chez les nomades déçus de ne pas avoir pu faire affaire. Néanmoins, sans rancune, ils nous invitent à tour de rôle à nous réchauffer autour de leurs petits feux lorsque nous passons devant « chez eux » à la nuit tombante.
Pour traverser leur camp, nous devons nous frayer un chemin au milieu des milliers de moutons qui bêlent autour des abris en bâche bleue. Nous avons l’impression de marcher dans un ciel de nuages blancs floconneux parsemé de petits coins de ciel bleu. D’adorables chiens du Tibet, dont les petits sont de grosses boules de poils très câlines, veillent sur les nuages.
Durga a finalement décidé de rester avec nous plutôt que d’aller dormir dans son village qui se trouve à trois kilomètres de là. « Vous êtes ma famille », nous déclare-t-il.
Le nomadisme menacé
Les moments partagés avec ces nomades resteront gravés à jamais dans nos mémoires. Leur mode de vie en totale symbiose avec la nature est menacé par une urbanisation des vallées qui rend plus complexe les transhumances entre les pâtures hivernales et estivales. Les politiques de sédentarisation d’un état qui veut contrôler sa population transforment l’existence de ces sociétés pastorales. Nomadisme et pastoralisme riment trop souvent avec archaïsme dans les discours politiques prônant un meilleur productivisme. Ces discours s’appuient bien souvent sur des études et des rapports d’Organisations Non Gouvernementales internationales aux relents déguisés d’un colonialisme modernisé. Les aides financières massives ont mis sous tutelle l’économie du pays et la vie de sa population. Le Népal est devenu en quelques décennies un marché à conquérir. Dénoncée par les maoïstes, ces ingérences de pays étrangers ont survécu à la révolution.
Nous avons la prétention de dompter notre environnement par des prouesses technologiques. La marche aveugle d’un progrès transformé en bras armé de la croissance et de l’aliénation mentale des peuples. Alors que la pandémie a mis à l’arrêt notre monde globalisé consumériste, ici les nomades n’en connaissaient pas même l’existence. Qui est dans le vrai ?
Une vie sans artifices
Nos nomades ne se soucient guère en apparence de tout cela. Ils ne revendiquent que le droit d’être libres. Il est facile, pour nous qui ne faisons que passer, d’idéaliser leur vie aux conditions si rudes. Cependant, cette simplicité nous remplit de bonheur : respirer l’air pur, sentir l’odeur de l’herbe, écouter les moutons, couper des branches avec les enfants, aller à l’eau avec les didis, discuter en cercle, assis par terre tous ensemble, dormir au milieu de cette nature encore intacte, se réveiller aux chants des oiseaux, des insectes et des bruits du camp.
Nous aurons la chance inouïe de nous réveiller tous les jours dans un tel paradis pendant les 7 mois où nous serons confinés au Rukum.