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Du Jaljala à Thabang

Fresque des pères du communisme à Thabang

Vendredi 20 mars 2020. Nous décidons de prendre notre temps. Pendant que l’équipe cuisine prépare le repas, les plus jeunes nous emmènent en haut d’un mirador installé par le NTNC. Cette tour de métal est la copie conforme de celle fréquentée par les hordes de touristes de Ghorepani. La surélévation artificielle n’apporte rien au panorama. De toute façon, les nuages commencent à se reformer sur les sommets.

Durga et l’ultra-terrestre

Man a disparu. Il s’est échappé pour repérer la descente. Brigitte suit ses traces dans la neige. Soudain, elle le voit réapparaître, accompagné d’un coureur à pied revêtu de sa belle panoplie ultra-légère de « trailer » qui tranche avec ses chaussures éculées usées jusqu’à la corde sur les sentiers. Man lui présente Durga, un ami du Rukum à qui il avait donné rendez-vous la veille au Jaljala. Ne nous y trouvant pas et faute de pouvoir contacter Man à cours de batterie, il est redescendu dormir à Thabang. Cet aller-retour improvisé n’était qu’une formalité, une promenade pour cet athlète de haut niveau qui a terminé quatorzième de l’Annapurna Trail Marathon 2019, la finale des Golden Trail World Series. Il est très fier de nous montrer une photo de lui prise à l’arrivée en compagnie de Kilian Jornet à qui le surnom d’ultra-terrestre correspond si bien.

Le monde est si petit ! Nous lui expliquons que peu d’années auparavant, que nous avons souvent aperçu Kilian à skis sur les pentes de la Tournette, lorsqu’il habitait encore Manigod, à quelques kilomètres de chez nous. Pour l’anecdote, il avait un jour croisé Brigitte dans le blizzard et insisté pour qu’ils redescendent ensemble. Certaine de le retarder et ne voulant pas lui imposer une séance de cryothérapie dans sa combinaison moulante de l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette, Brigitte avait bien tenté de refuser cette proposition fort sympathique, à l’image du personnage, mais la détermination du champion l’emporta et Kilian l’attendit jusqu’en bas.

Durga, le coureur mystique

Grâce à ses performances, Durga bénéficie d’une bourse attribuée par son gouvernement. Peu de coureurs népalais ont cette chance. Cette manne lui permet de vivre pleinement sa vraie passion car au-delà d’être un trailer hors norme, Durga est un personnage hors du commun, un amoureux mystique de la nature avec qui il semble vouloir faire corps. Sa motivation n’est pas de gagner des courses. Courir le met dans un état second, nous dit-il, comme s’il survolait les grands espaces qu’il traverse inlassablement. Avec sa foulée légère et ses grandes enjambées, il semble être en lévitation. Il nous dira tirer sa force de la nature et n’avoir besoin de rien d’autre.

Durga est un garçon chaleureux, gai, généreux et un peu fou dans sa tête. Il ne pouvait que nous plaire. Man l’avait déjà bien compris. Abandonnant momentanément la course à pied, Durga va se joindre à nous pendant plus de deux semaines car il se sent « en famille » avec nous. Voilà le genre de surprises que nous réservera Man très fréquemment pendant 8 mois. Que de belles rencontres grâce à lui !

Une équipe trop expérimentée

Bhim vient se plaindre vers nous. Il ne comprend pas les choix de Man et nous affirme que nous n’avons plus besoin du porteur de Phagam que nous venons, à sa demande, de convenir d’emmener jusqu’au bout de notre périple. Il critique la composition de son équipe, trop expérimentée. Bhim vient de découvrir que ses amis cuisiniers ne se laissent pas diriger aussi facilement que de jeunes novices. Nous laissons Bhim grommeler sur ses erreurs de recrutement et nous plongeons sur Thabang en suivant, de loin, les deux compères, Man et Durga, ravis de se retrouver.

Plongeon sur Thabang

Le début de la descente est vraiment délicat. Sur ce versant orienté nord, la neige est très profonde. La croûte gelée casse à chaque pas. Nous creusons un véritable sillon, une tranchée de Verdun dans ce manteau neigeux que nous n’avions pas anticipé.

Nous retrouvons enfin la terre ferme et plus bas le chemin empierré pour les pèlerins. Les indications données par les panneaux du NTNC étaient généreuses. Malgré la neige, il ne nous faudra que deux heures pour atteindre Tijibang, à 2400m, premier hameau que nous rencontrons depuis Okhreni.

Une porte en bois sculpté

Après avoir pris le temps de nous désaltérer à la fontaine, nous quittons l’inépuisable Durga qui remonte à la rencontre de l’équipe et descendons une longue crête qui nous conduit vers la vallée. Thabang se rapproche. Nous traversons quelques villages en prenant le temps d’admirer de magnifiques portes sculptées. La douceur de ce paysage cultivé qui reverdit au printemps tranche avec l’ambiance hivernale que nous venons de quitter il y a quelques heures. De tels contrastes nous font encore plus apprécier chaque instant de la vie.

Arrivée sur Thabang

Nous arrivons enfin à Thabang, le fief de la révolution maoïste, en longeant la ligne électrique où le drapeau rouge, frappé du marteau et de la faucille, flotte sur chaque poteau au milieu de magnifiques champs de blé, dont les épis encore verts sont balayés par le vent. La pluie menace.

La flambée des pensions

Deux jeunes femmes se relaient pour porter sur leur dos une vieille dame au visage buriné. Elles s’arrêtent. Man les interroge. Elles descendent à Thabang avec leur grand-mère qui doit venir toucher en personne sa pension, un petit pécule 3000 roupies qui leur permettra de faire quelques emplettes avant de remonter dans leur village.

Une pension bien méritée

Cette modeste retraite est une aide d’état pour les personnes âgées. Dans les districts de Karnali, les plus de soixante ans peuvent en bénéficier. La rente mensuelle de 100 roupies mise en place en 1994 a été quintuplée en 2008 par la gouvernement maoïste, qui venait d’être élu, avant d’être multipliée par deux par le Nepali Congress en 2014 pour atteindre un montant de 1000 roupies, et d’être encore doublée en 2015 par l’union CPN-UML.

Ce système de pension non contributif devient un véritable enjeu électoral. Ceci peut expliquer la croissance exponentielle de la dotation. En 2017, l’alliance CPN-UML promet ainsi de la passer à 5000 roupies mais le gouvernement de KP Sharma Oli ne pourra tenir ses promesses et aller au-delà de 3000 roupies. Ces quelques 25 euros semblent dérisoires dans notre référentiel mais ils représentent tout de même l’équivalent de six journées de dur labeur dans les rizières de ces districts du grand ouest népalais.

Thabang, berceau de la révolution

A Thabang, Les premières maisons donnent le ton. Ici, on affiche fièrement ses opinions. On découvre une fresque murale des grandes figures du communisme : Engels, Marx, Lénine, Staline et Mao. Plus loin, le long de la ruelle pavée qui traverse le haut du village, c’est la silhouette du Che qui est peinte en rouge au pochoir sur un mur ocre entre des slogans et des affiches célébrant la révolution du peuple. L’effigie d’Ernesto Guevara, l’icône des mouvements révolutionnaires, a fait son apparition ces dernières années comme le symbole d’une révolution inachevée.

En effet, des voix s’élèvent pour contester la politique du gouvernement, pour dénoncer la rupture idéologique. Les conditions du cessez-le-feu à la fin de la guérilla concédées en 2006 par leur chef Pushpa Kamal Dahal, surnommé Prachanda « le féroce », avaient déjà largement fait débat au sein des partisans maoïstes. En 2017, Prachanda décida de s’allier avec l’Union Marxiste-Léniniste qui, malgré son nom, n’est ni marxiste ni léniniste mais plutôt de centre gauche. La dissolution du parti maoïste historique et la fusion avec l’UML qui était considérée comme l’ennemi durant la révolution au même titre que le Nepali Congress ou que la monarchie est encore ressentie comme une immense trahison par de nombreux maobadis.

La révolution inachevée

Ces anciens combattants maoïstes se rallient désormais aux thèses d’un parti refondé par Netra Bikram Chand, dit Biplad, qui fût un des fidèles lieutenants de Prachanda lors de la guerre civile. Ce nouveau parti maoïste signe de ses initiales les fresques où apparaît le Che : « CPN ».

Le Che en symbole de la révolution inachevée

Le parti de Biplad a été exclu du jeu démocratique suite à des actes de sabotage contre des intérêts économiques étrangers. Après avoir interdit le parti en 2019, le gouvernement mène une politique coercitive. Des cadres du CPN ont été tués par les forces de police. Plusieurs centaines de ses partisans sont arrêtés arbitrairement. Des méthodes qui rappellent tristement les heures sombres qui ont précédé l’insurrection de 1996 lors de la répression sanglante de l’Opération Roméo, engagée par le Nepali Congress pour anéantir les effets de la campagne SIJA. C’est oublier que cette manœuvre brutale n’eût pour effet que de renforcer les convictions et de faire gonfler les effectifs des troupes de Prachanda.

Redevenus clandestins, les rebelles, par la voix de Biplad, revendiquent quatre compagnies armées prêtes à reprendre le combat. A Thabang, le nouveau CPN aurait même reformé un gouvernement parallèle comme aux plus beaux jours de la révolution…

Thabang est résolument cette place forte de l’idéal communiste dont Prachanda avait scellé le destin en déclarant en 1984 qu’il en ferait « le petit village d’où commencerait la révolution ».

Thabang, capitale parallèle du Rolpa

Pour attendre l’arrivée de l’équipe, nous nous arrêtons dans un tea shop où le propriétaire nous sert un délicieux thé masala très épicé et vient s’installer avec nous. Man discute avec lui et nous apprenons, consternés, qu’il est prévu de construire une route jusqu’au Jaljala. Bien que Libang soit la capitale du Rolpa, Thabang a conservé son rôle de centre administratif, établi durant la guerre civile.

Dans les rues de Thabang

A la sortie de Thabang, un escalier monumental en béton permet de rejoindre un pont suspendu pour traverser une profonde gorge et éviter un long détour de la piste. De grands panneaux plutôt défraîchis présentent des projets de développement, vestiges d’un temps où la petite ville avait encore les faveurs d’un gouvernement maoïste souhaitant sans doute la remercier pour le rôle qu’avaient joué ses habitants pour le mener au pouvoir.

Un abri providentiel

Nous trouvons un emplacement pour installer notre camp, dans la cour encombrée de déchets d’un dispensaire désaffecté. A l’intérieur de ce dernier, les portes des armoires entrouvertes laissent entrevoir des dossiers médicaux poussiéreux. Bhim se désole de l’insalubrité des lieux. Ce nouveau conflit latent entre lui et Man a tôt fait de disparaître quand nous trouvons un large abri, assez propre, sous le porche du bâtiment pour nous protéger d’une pluie diluvienne.

L’équipe arrive au compte-goutte sous l’orage violent et nous nous réjouissons tous de ne plus être sur les hauteurs car il neige maintenant sur le Jaljala.

La pluie cesse instantanément. Nous montons les tentes et retournons visiter le village à la nuit tombante en compagnie de Durga qui va retrouver sa chambre d’hôtel non loin d’une immense fresque à la gloire des pères du communisme. Le bourg est très animé avec ses nombreuses boutiques, ses cafés et ses minuscules restaurants.

Thabang honorent les pères fondateurs du communisme

De retour au camp, nous retrouvons un Bhim détendu. Il semble ravi d’avoir préparé des momos et prouvé, s’il en était besoin, ses talents culinaires. Tard dans la nuit, nous entendons nos porteurs revenir du village. Au son de leurs voix, ils semblent avoir abusé du raksi…

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