Vendredi 8 mai 2020. Réveil 5h00 au paradis de l’oiseau qui crie, pour la première fois depuis des jours, « il fait beau » ! Petit pincement de cœur car ce beau temps va permettre le battage du blé et donc un départ prochain de Man.
Ces quelques jours de sursis nous ont permis de nous faire à l’idée du départ de Man que nous envisageons maintenant avec sérénité. Nous ne ressentons plus aucune peur mais simplement le soulagement de savoir la récolte bientôt sauvée.
Pour Brigitte, grande balade matinale à Dang et retour par Neta Bazar, Simtaru, Cherakhet, Kibane… Quel plaisir d’avoir l’impression de connaître tous ces villages et ses habitants depuis toujours !
Sécher le blé au plus vite
Vers 7h00, Laurent aperçoit Man occupé à étaler le blé sous les premiers rayons du soleil et s’empresse d’aller l’aider. Le blé pend déjà sur le balcon quand il arrive à Lochabang. Man part à Chinkhet pour être certain que personne d’autre ne s’octroie la machine. Aidé par les enfants d’Ardu, Laurent dépose les gerbes de blé sur tous les talus. Pendant ce temps, Didi prépare le petit-déjeuner des travailleurs : roti et tarkari pour tout le monde.
De retour à Lochabang, Brigitte découvre le magnifique tableau de la maison et de ses alentours recouverts d’une magnifique chevelure blonde chaleureuse et flamboyante. Le blé aura tout juste le temps de sécher.
Brigitte file à la rencontre de Man et aux nouvelles mais ne le trouve ni sur la piste ni à Chinkhet. En rentrant à Lochabang, une moto la double et s’arrête ; c’est le cousin de Jhula qui tient un magasin d’informatique à Musikot. Il vient chercher la grande tante de Man pour l’emmener chez elle à Pokhara, un village à côté de Rukumkot, où elle souhaite retourner habiter quelques mois.
Au revoir Aunty
A Lochabang toute la famille est là pour dire au revoir à Aunty : Ardu, ses deux femmes, son fils, ses filles, Didi et Dazu. Aunty prend place sur la moto derrière son petit-fils. On l’attache au dos de son pilote avec un long foulard. Elle semble avoir l’habitude car elle ne montre aucun signe d’inquiétude à l’idée d’un voyage de quelques heures sur des pistes déjà bien détruites par les pluies et rendues très dangereuses car couvertes d’une épaisse boue de glaise très glissante.
La moto démarre sous les petits signes de la main du comité familial venu tout exprès pour lui dire au revoir. Tous semblent émus. Dazu qui ne montre que très rarement ses sentiments semble avoir un gros chagrin, comme s’il avait peur de ne pas revoir Aunty. Les enfants courent pour accompagner la moto tant qu’ils le peuvent.
Nous avons le sentiment inattendu que le départ de Aunty nous procure une grande impression de vide. Cette vieille dame sourit tout le temps est toujours très joliment habillée et parée de bijoux, certains traditionnels, certains de pacotille. Elle est resplendissante, comme si elle voulait nous faire cadeau de beauté pour compenser vieillesse et maladie. Elle s’éclipsera toujours pour cracher du sang. Sans Man, nous la croirions encore maintenant en santé resplendissante.
La batteuse tant attendue
En attendant l’hypothétique batteuse et, surtout, que le blé sèche, Brigitte remonte à Horlabot en ramassant du bois. Elle croise deux didis qui spontanément l’aide dans sa collecte ! Elle redescend de Horlabot en courant car elle a entendu un grand bruit présageant l’arrivée du tracteur tirant la machine. Laurent est déjà sur place pour aider à entasser les bottes déjà sèches dans la cour de la maison.
Chaque minute de battage coûtera cinquante-cinq roupies à Dazu. L’objectif est de passer tout le blé en une heure. Nous nous organisons donc pour alimenter sans interruption le tapis roulant qui entraîne les gerbes vers les mâchoires acérées de la machine. Il faut adopter un régulier pour éviter tout bourrage qui retarderait le travail.
Optimiser la location
Man et l’un des deux hommes venus avec la machine se juchent de part et d’autre du tapis roulant de la batteuse. Ils y déposent à tour de rôle les gerbes de blé lancées de droite et de gauche par le dernier maillon de deux petites chaînes humaines de trois personnes.
Côté gauche, la chaîne est constituée de l’une des deux tantes, de Didi et de Laurent le jeteur. Côté droit, elle est constituée de l’autre tante, de son fils et de Brigitte la jeteuse. Bientôt, il faudra libérer des maillons de ces chaînes pour aller chercher les bottes sur les talus et décrocher celles du balcon.
Du côté droit, à l’autre extrémité de la batteuse, Dazu récupère dans une bassine les grains recrachés par la machine. Lorsqu’elle est pleine, il la remplace par un autre récipient, et file la verser dans une pièce du rez-de-chaussée, là où dormait Aunty. Il doit faire vite car le nouveau contenant, plus petit, est rempli en une poignée de secondes.
Sous une montagne de paille
Ce côté que Brigitte choisit par hasard (promis, juré !) est beaucoup plus confortable que le côté gauche qui présente deux sorties distinctes. De l’une jaillissent des fragments de paille de quelques centimètres de long qui n’occasionnent pas plus de gêne que cela mais de l’autre s’échappe un épais nuage de tout petits bouts de paille hachée qui piquent les yeux, s’incrustent la peau et font tousser.
Après son envolée, le nuage de paille se dépose sur la piste qui devient vite impraticable pour tout piéton qui risque de s’y enfoncer jusqu’au cou. Sans le confinement, la manœuvre aurait provoqué un bel embouteillage !
L’organisation humaine est très efficace. Les petits problèmes viennent de la machine qui parfois chauffe trop ou de son tapis qui se bloque. Il faut alors tout arrêter pour dégager les bottes coincées.
Après une heure de travail, nous devons nous rendre à l’évidence, nous n’avons pas pu battre tout le blé. Nous avons tout de même battu la fin de la récolte de Lochabang mais il reste encore une bonne partie de celle de Cherakhet.
Le prix de la liberté
Dazu doit se résoudre à louer la machine un peu plus longtemps. Nous réussissons finalement à tout battre en une heure et demie et même à repasser les petits segments de paille pour en extraire des grains qui s’y seraient éventuellement cachés !
La récolte est à l’abri. Dazu est radieux. Le propriétaire de la batteuse accorde à Dazu une remise mais la facture s’élève tout de même à 4500 roupies, soit le salaire de 9 journées de travail. C’est cher mais c’était le prix à payer pour sauver la récolte. C’est aussi pour Man le prix de la liberté !
Un investissement rentable
En comptant les salaires payés pour récolter les blés et quelques trocs, Dazu a dépensé moins de 15000 roupies pour obtenir 1600 kg de blé. Les enfants d’Ardu ont beaucoup travaillé tout comme leurs mères. Nous ne savons pas exactement comment Dazu les rémunère mais l’arrangement est certainement très équitable.
Dans les boutiques de Cherakhet ou de Chinkhet, le kilogramme de farine non raffinée appelée atta se vend 70 roupies. La valeur marchande de la récolte est donc d’environ un lakh, soit 100000 roupies. Dazu semble gagnant mais un tel raisonnement mercantile est ici inapproprié car la majorité de la farine produite sera consommée par la famille. Didi vendra le surplus de blé pour compenser les salaires versés et obtenir un petit bénéfice en argent liquide permettant d’assurer les dépenses courantes comme le sucre, le sel, les quelques rares vêtements et les indispensables churot.
De la terre contre des bras
Les parents de Man sont chanceux car ils ont réussi à acheter des terres agricoles avec la solde de militaire de Dazu. Comme aujourd’hui ils en possèdent plus qu’ils ne peuvent cultiver, ils troquent la location de certains terrains à Cherakhet contre des heures de main d’œuvre.
La vie est beaucoup plus difficile pour ceux qui ont peu de terres. Ils travaillent également très dur comme Didi et Dazu mais cela ne suffit pas toujours pour leur garantir assez de nourriture pour leur consommation personnelle. Ils sont obligés de travailler pour gagner de quoi payer ce qu’ils ne produisent pas.
Néanmoins, pour tout le monde, le décès inattendu d’un animal du cheptel familial est une lourde perte. Quand il s’agit d’une bufflonne, il s’agit même d’une véritable catastrophe puisqu’il faut débourser près d’un an de salaire pour remplacer l’indispensable bête.
Dégager la piste
Avant de manger tous ensemble les rotis accompagnés de tarkari préparés par Didi, nous dégageons partiellement les fragments de paille de la route pour libérer un petit passage.
Le repas terminé, Man et nous commençons le nettoyage de la piste. Finalement, Dazu et Didi ont décidé de conserver les déchets de paille pour les buffalos qui pourtant, selon Man, n’en sont pas friands.
Nous remplissons donc les doko de la poussière de paille et nous les montons pour les verser dans la grange des buffalos. C’est un travail long et pénible. De plus, les petits bouts de paille s’immiscent partout sur notre peau, sous les vêtements, dans nos chaussures. Ils nous infligent piqûres et démangeaisons encore accentuées par la chaleur intense procurée par nos « vêtements de protection ».
Remplir, monter, vider et redescendre. Nous trimons pendant trois heures. Cependant, nous tenons bon et terminons le travail car nous savons que cela permettra à Man d’aller explorer le tour du Sisne auquel il tient tellement.
Changement de programme
Le travail achevé, après un verre de mohi et un thé offerts par Didi, la douche prise à Horlabot est un grand bonheur ! Nous redescendons manger à Lochabang une soupe de chèvre pour fêter le sauvetage de la récolte. En fait, il s’agit du reste de la masu de la puja que Didi a fait sécher.
Man nous explique qu’avant de faire son tour du Sisne, il veut faire une reconnaissance du tour supérieur du lac Syarpu.
Brigitte est tiraillée entre l’envie de découvrir la « vallée cachée » où se cacheraient des rebelles maoïstes et la crainte de revivre le cauchemar de la jungle… Cerise sur le gâteau, le périple va au-delà des limites de la municipalité rurale de Banphikot, notre périmètre de liberté. Nous décidons de d’accompagner Man jusqu’à Syaubang puis de le laisser filer seul. Ces quelques jours seuls nous permettront de tester notre nepali !