Mardi 5 mai 2020, 10h00. Après avoir nourri les esprits en leur offrant symboliquement du kheer et des puri, Dazu extrait du temple les instruments des dhami. Il dispose les grappes de cloches et les queues de yak sur deux épais tapis carrés posés contre le mur du petit édifice. Les deux dhami du clan s’assoient en tailleur, côte à côte, chacun sur leur tapis, et s’emparent de leurs cloches respectives. Devant eux, Dazu a disposé quelques mana de riz.
Plusieurs bahini viennent offrir aux dhami des colliers de fleurs. Le rituel chamanique peut commencer. Dhami et son alter ego, Hari Bahadur KC, concentrés, commencent à malaxer le riz de leur main droite. Cette gestuelle que nous avons déjà vu chez Dhami lors de la séance à laquelle nous avons assisté au début de notre séjour est annonciatrice d’un soudain état second. Toute l’assistance est groupée autour d’eux.
Dazu et le chef du comité d’organisation veillent à ce que nous puissions tout voir. Ils nous ont demandé de filmer cette cérémonie si particulière pour en témoigner lorsque nous rentrerons chez nous.
Transe collective
Comme dans un ballet synchronisé, les deux chamanes entrent en transe au bout de quelques poignées de secondes. Ils commencent à vibrer, à agiter leurs cloches et d’un coup leurs jambes croisées en tailleurs se mettent à papillonner. La respiration de Dhami a changé. Ses expirations deviennent saccadées et profondes. Son visage déjà très émacié se creuse à chaque souffle.
Soudain, d’une poignée de riz lancé au visage par un de ses maîtres, le novice entre à son tour en scène. L’adolescent est déjà parti dans le monde des esprits. Il est incapable de se déplacer seul. Un homme lui fraye un chemin à travers la foule et l’installe face aux deux dhami qui lui lancent une petite grappe de clochettes.
A peine assis, l’apprenti chamane se met à vibrer à l’unisson. Lui aussi a droit à son collier de fleurs. Après quelques dizaines de secondes, Dhami l’invite à se rapprocher de lui et lui applique longuement une poignée de riz sur le front.
Élu des dieux
Man nous expliquera qu’il ne peut pas faire de longues séances car il est trop jeune. Nous nous demandons comment un jeune adolescent peut dévoiler qu’il est dhami. Ceci a de lourdes conséquences sur sa vie qui n’est plus la vie insouciante des jeunes de son âge mais devient ascétique et rythmée par les séances qu’il doit prodiguer à tous les gens qui le sollicitent et par les pujas.
Le respect de la communauté envers le guide spirituel qu’il représente vient-il contrebalancer les devoirs imposés par la fonction ? Beaucoup de jeunes ne dévoilent jamais leurs dons de dhami pour conserver une vie normale. Ainsi Man soupçonne-t-il Durga d’avoir dissimulé ses facultés pour ne pas devoir renoncer aux plaisirs de la vie.
Le moment tant attendu
Soudain, tout s’accélère. Dhami se lève et fait un tour sur lui-même. Simultanément, le second dhami s’adresse au novice et lui demande de s’arrêter ; instantanément ce dernier sort de transes et s’écarte du passage.
Dhami progresse en direction de la marmite d’huile bouillante où cuisent les puri. Il tourne sur lui-même et avance en sautillant ce qui a pour effet d’agiter le lourd chapelet de cloches qu’il tient à deux mains devant lui.
La foule s’écarte pour ouvrir un passage qui se referme aussitôt derrière Dhami. Le moment est solennel. Personne ne parle car rompre le lien entre Dhami et les esprits qui ont envahi son corps lui enlèverait ses pouvoirs surnaturels et le mettrait en danger de mort. Les plus jeunes immortalisent la scène sur leur téléphone portable.
Une prouesse surnaturelle
Dhami plonge alors ses cloches dans la marmite d’huile bouillante et porte immédiatement celles-ci au niveau de sa bouche pour en absorber le contenu. Quand il abaisse les cloches au niveau de sa taille, nous pouvons voir ses lèvres luisantes et son visage qui ruisselle du liquide gras.
Tout en continuant à secouer ses cloches, Dhami s’empare d’une poignée de puri qu’il jette au-dessus de ses fidèles admirateurs. Il fait tour sur lui-même et retourne en sautillant plonger une seconde fois ses cloches dans l’huile bouillante pour s’en asperger à nouveau le visage.
Dhami prend une poignée de puri et passe devant nous, toujours en sautillant, pour faire le tour du temple. De plus près, nous pouvons constater que son visage qui ruisselle d’huile ne révèle pas la moindre trace de brûlure. Quant à lui, il ne présente pas le moindre signe de souffrance !
Nous nous regardons sans parler, stupéfaits par la scène à laquelle nous venons d’assister. Toute l’assemblée est très fière de son Dhami.
Cet exploit surnaturel qui est une démonstration du pouvoir des esprits contribue à la renommée du chamane. Tous ne sont pas capables d’une telle prouesse.
Alors que Dhami disparaît derrière le temple, Dazu arrose de lait Hari Bahadur qui, les yeux fermés, agite ses cloches au-dessus de sa tête. Dhami réapparaît de l’autre côté du temple et reprend sa place à côté de son confrère.
Commence alors une nouvelle étape de la cérémonie rituelle.
Communion avec les esprits
La suite de la puja est une sorte de bénédiction ou plutôt de communion avec les esprits. Les deux dhami commencent par s’apposer mutuellement du riz sur le front. Dazu, en tant que pujari, est appelé en premier. Ensuite, tour à tour, les membres du clan vont défiler face aux chamanes.
Un des dhami lance énergiquement du riz vers la personne qu’il invite à venir communier. Celle-ci s’avance et s’accroupit devant lui avec les mains jointes juste au-dessus des yeux, pour former une sorte de réceptacle pour les grains de riz qui ne voudraient pas rester collés sur leur front. Encore une fois, ici au Rukum, en toute occasion, on ne perd rien.
La personne passe ensuite devant l’autre dhami pour s’adonner au même cérémonial.
Les esprits en colère
Pour une raison inconnue, Dazu retire le topi de la tête de Dhami avant d’être rappelé à l’ordre et de lui remettre son couvre-chef traditionnel népalais. Dazu n’avait pas compris l’ordre intimé par son ami d’enfance. En fait, ce dernier voulait qu’il repose sur la tête de son collègue chamane le topi qu’on lui avait retiré avant de l’arroser de lait.
Après Aunty et les anciens, c’est le tour de Man de se présenter devant Dhami ce qui provoque chez ce dernier une frénétique gesticulation avec les cloches à bout de bras. Les esprits sont visiblement en colère. Ils ont des révélations à faire. Ils sont omniscients et ont vu que Man prenaient trop de liberté avec les règles ; il aurait bu du raksi et manger de la viande interdite… La communion tourne à la confession.
Sous la protection du clan
Après le passage de Man, Dhami retrouve une certaine sérénité. Comme tous les membres du clan présents, nous allons être appelés à venir communier avec les esprits. Dazu nous accroche un ruban rouge et un blanc autour du coup, des rubans qu’il a béni à l’intérieur du temple. Pourquoi sommes-nous les seuls à avoir droit à ce traitement de faveur ?
Man nous explique que ces rubans nous protégeront. De quoi a-t-on bien besoin d’être protégés quand on est aussi bien entourés ? Nous sommes très émus par tous ces gestes d’amitié.
Bénis des dieux
Man, depuis son enfance, a beaucoup d’affection et d’admiration pour son Dhami. Il nous parle depuis le début de notre périple des pouvoirs surnaturels de cet homme si simple et si gentil capable de boire de l’huile bouillante.
Lorsque Dhami sera revenu dans un état normal, Man demandera à Laurent : « Alors, tu y crois maintenant ? As-tu trouvé une explication ? ». Laurent devra bien reconnaître que ce que Dhami a fait est assez inexplicable.
Même à froid, Laurent aura bien du mal à échafauder des hypothèses plus ou moins farfelues pour tenter d’expliquer comment Dhami peut boire de l’huile bouillante sans se brûler. Selon lui, le métal des cloches absorberait rapidement une grande quantité de chaleur. Ces explications laisseront Brigitte très sceptique. Elle préfère admirer les pouvoirs surnaturels de Dhami.
Néanmoins, Laurent est tout aussi impressionné que Brigitte. Sceptique ou crédule, nous aurions été très déçus de ne pouvoir assister à cette puja et nous bénissons notre destin et le lockdown de nous avoir donné cette opportunité !