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La réception chez Doma

Vendredi 13 mars 2020. Namgyal nous a invité à venir prendre le petit-déjeuner en famille. La maison est endormie quand nous arrivons. Zimba, pourtant toujours très matinal, est encore couché.

Hier soir, le gouvernement a poussé un cran plus loin ses mesures préventives contre la pandémie. Toutes les expéditions sont suspendues pour le printemps. Les touristes doivent obtenir leur visa avant de partir et observer une quarantaine stricte de deux semaines en arrivant à Katmandou. Autant dire que la saison touristique est condamnée.

Prise de contact avec l’équipe

Nous avons rendez-vous avec notre guide, Man Bahadur Khatri, à dix heures. C’est notre première rencontre avec celui que nous appellerons bientôt « Man » et qui deviendra notre grand ami. Il nous paraît immédiatement très sympathique. Il est très ami avec Namgyal et Tsering et se comporte plus en associé qu’en salarié. Cette indépendance nous séduit d’emblée.

Man part réserver les billets de bus. Il nous laisse en compagnie de Bhim et nous commençons à sortir le matériel de la réserve. Jibi vient nous aider. Namgyal propose qu’il se joigne à l’équipe car il n’a pas d’autre travail à lui proposer. Zimba prendrait en charge son salaire et nous ses repas. Jibi est un petit homme d’une gentillesse sans égale. Il donne le change pour soulever les sacs les plus lourds mais nous voyons bien qu’il souffre du dos.

Nous ne nous sentons pas le courage de refuser la proposition de Namgyal et acceptons de l’intégrer à l’équipe. Heureusement, c’est Jibi lui-même qui délivrera notre conscience le lendemain en renonçant la mort dans l’âme. Très amaigri, il semble usé par les difficultés de la vie. Il présente le visage de celui qui a compris qu’il n’est plus aussi solide que par le passé. Jibi se confond en profondes et gênantes excuses alors qu’il ne nous doit rien. Il ne peut pas quitter Katmandou aussi longtemps. Sa femme malade a trop besoin de lui.

Nous vidons tout le stock pour dénicher trois tentes North Face en état, les fameuses VR25 qui ont fait le succès de tant d’expéditions. Originales ou copies ? Peu importe car nous n’avons pas le choix et elles semblent solides. Plus difficile en revanche de trouver une tente pour la cuisine. Toutes celles que nous sortons sont mangées par les souris ou déchirées par le vent. Bhim fait grise mine en découvrant l’état de la vaisselle et des ustensiles de cuisine. Les réchauds à kérosène sont hors d’usage.

Vérification des tentes avec Man

Un monde en plein bouleversement

Cet inventaire improvisé et déplorable du stock met en exergue les bouleversements récents dans le monde du trekking. Le trek en camping est quasiment révolu. Tous les groupes se concentrent désormais sur les régions les plus touristiques où pullulent les lodges. Quelle tristesse.

Les pratiques du trekking évoluent sans que l’on sache si ce changement est le fait d’une offre revisitée par les agences ou d’une demande bousculée par le bouleversement de nos modes de vie. Un peu des deux sans doute. Du fait de l’avancée des routes qui ampute les circuits classiques de nombreux jours de marche, le trek d’une semaine devient un produit de consommation courant pour touristes pressés de redescendre pour aller à Chitwan poster un selfie sur le dos d’un éléphant.

Les exigences de ces nouveaux trekkers ont fait évoluer les standards des hébergements. Il est aujourd’hui inconcevable qu’une lodge ne propose pas une douche chaude et une connexion wifi. La rusticité est éliminée et avec elle le charme de l’authenticité. Les modes de vie séculaires sont bousculés. Qu’adviendrait-il du Khumbu si ces touristes ne devaient plus venir ?

Les images d’un Langtang dévasté par le tremblement de terre ont déclenché un mouvement international de générosité. Une aide spontanée, louable mais trop ciblée et disproportionnée par rapport à celle apportée au reste du pays. Résultat, en quelques années, à Kyangjin Gompa, une ville est sortie de terre avec des immeubles de six ou sept étages. Les paysans ont construit des hôtels. Les troupeaux de yaks disparaissent. A tel point que la fromagerie, créée il y a fort longtemps par des Suisses et reconstruite après le tremblement de terre comme symbole du patrimoine de ce village, peine à s’approvisionner ! Quelle sera la capacité de résilience de ces hébergeurs confrontés à un nouveau désastre ? La pandémie que nous subissons sera-t-elle un signal d’alarme ou le coup de grâce fatal ?

Un cook perturbé

Bhim évalue le poids de notre équipement, du matériel et du carburant. Nous estimons à la louche qu’il nous reste l’équivalent de deux charges que nous pouvons dédier aux vivres. Nous préparons la liste des achats que nous ferons demain en essayant de faire comprendre à notre cook que nous nous soumettrons au même régime alimentaire que toute l’équipe pour, soi-disant, économiser le kérosène. Bhim se montre réticent à cette idée car ne pas faire des pizzas ou du « corned beef » frit aux « members » perturbe ses habitudes et tout ce qui fait de lui un vrai cook ! Cependant, il convient que nous n’avons guère d’autre choix pour limiter le poids des charges.

En route pour Bodnath

Le temps de retourner prendre une douche à l’hôtel et de recycler nos tenues de mariage, nous sommes de retour chez Zimba. Kalpana est malade, victime de la tourista. Nous la laissons se reposer et partons en minibus en direction de Bodnath en récupérant au passage les grands-mères.

Les parents de Doma possèdent une superbe demeure très luxueuse dans le quartier tibétain à proximité de la célèbre stupa. Doma a quitté sans aucun état d’âme ce petit palais pour vivre dans un studio avec son mari et ses deux petits garçons sur le toit de la maison de Zimba et Ang Dati. La grande entrée sert de salle de réception. Les hommes s’installent d’un côté et les femmes de l’autre.

Le savoir-vivre sherpa

A peine arrivés, les sherpanis de la maison nous servent le thé au beurre. Le cérémonial est respecté. Les tasses en porcelaine sont posées sur des pieds dont le métal décoratif est très travaillé et ressemble à de la dentelle. La beauté du support semble liée à l’importance de l’invité. Ceux de Zimba et du père de Kalpana sont dorés ; les notres comme ceux des oncles et tantes sont argentés.

Le rituel du thé

Après le thé, nous ressortons dans le jardin où un traiteur a dressé des tables et préparé un buffet. Zimba invite Laurent à sa table en compagnie du père de Kalpana, de son beau-frère Kami et d’Ang Rita Sherpa, ancien président de l’Himalayan Trust. L’ambiance est très sympatique. Le whisky Black Label délie les langues sauf celle du discret Kami qui ne dit jamais rien. Les trois autres compères font tous un effort pour parler anglais, même entre eux, afin que Laurent puisse participer à la conversation. La maman de Doma n’a de cesse de remplir leurs verres. Tous finissent par céder, ne voulant pas être impolis avec leur hôtesse attentionnée… La discussion tourne beaucoup autour de la pandémie, de ses origines, et surtout de ses conséquences économiques et sociales pour le pays.

L’apéritif est terminé. Il est temps d’attaquer le buffet mais tout le monde attend sagement que la table d’honneur, celle des pères des mariés, lance ce signal. Comme toujours, c’est un régal. Le père de Doma rejoint Zimba et Laurent pour le dessert. Il a fait fortune dans l’immobilier et est un membre actif du Nepali Congress, un parti libéral. La discussion bascule en nepali. Laurent les laisse refaire le monde entre partisans du Nepali Congress.

Une tablée peu ordinaire

Ce soir, Brigitte qui adore les situations abracadabrantes est aux anges, elle ne peut rêver mieux ! Elle est assise à une table de femmes tout aussi joyeuses et exubérantes qu’ inattendues dans le contexte de cette soirée traditionnelle Sherpa. A cette table se trouve Nathalie. Cette jeune femme est immédiatement venue à la rencontre de Brigitte pour discuter et l’inviter à prendre place à sa table. Elle s’exprime parfaitement en français car sa mère est alsacienne , avec une pointe d’accent espagnol qui lui vient de son père.

Il y a une dizaine d’années, suite à une révélation qui l’a poussée à devenir bouddhiste, elle a tout quitté en France pour chercher un « maître » qu’elle a trouvé en Espagne. Cet initiation au bouddhisme l’a ensuite conduite au Népal pour suivre des enseignements plus approfondis. Elle a alors loué une chambre dans ce qui était alors la maison familiale des parents de Doma, selon elle, quatre fois plus grande que le petit palais dans lequel ils vivent maintenant.

Nathalie, la bouddhiste révélée

Les parents de Doma ont quitté cette immense maison car elle a été fragilisée par le tremblement de terre de 2015. Nathalie trouve désormais refuge dans la nouvelle résidence familiale des parents de Doma plusieurs semaines par an. Elle fait dorénavant partie de la famille qui respecte son engagement très profond dans le bouddhisme.

Demain, elle doit aller prier dès 2 heures du matin au monastère et se demande si elle aura le temps de dormir. En ce moment elle est un peu désemparée car son maître espagnol est décédé et pour l’instant il n’a pas de successeur. Cependant le neveu du maître a eu une révélation et est pressenti pour prendre le relai. Pour le moment il est encore homme d’affaires et hésite à tout quitter pour franchir le pas.

Comme il fait très froid ce soir, Nathalie propose à Brigitte, l’éternelle frigorifiée, une superbe veste tibétaine doublée de fourrure. Elle tient absolument à ce que Brigitte la garde pour toujours. L’offre est alléchante mais Brigitte ne peut la priver du seul vêtement chaud qu’elle possède ! Néanmoins, Brigitte aura toutes les peines du monde à refuser !

Sonam, la pilote d’hélicoptère

La deuxième femme de la table est Sonam. C’est une femme aux cheveux très courts qui porte un blouson de cuir et un jean. Elle a voyagé dans le monde entier et exercé le métier de pilote d’hélicoptère aux Etats-Unis. Sonam est aux antipodes de sa sœur, la maman de Doma qui est une grande et magnifique sherpani, assez austère de prime abord mais en réalité très avenante. Notre hôtesse du soir est très proche et complice à la fois de sa sœur Sonam et de Nathalie.

La tante de Kalpana, la jeune mariée, s’est également jointe à notre étrange groupe de femmes. Elle est femme d’affaires, vit sans mari, et passe son temps entre les Etats-Unis et le Népal où elle réside dans la magnifique maison qu’elle s’est faite construire à Katmandou, celle qu’elle a prêtée pour la cérémonie du mariage. Elle est toujours vêtue avec élégance et raffinement. Ce soir elle arbore le costume traditionnel sherpa, ce qui ne l’empêche pas de revendiquer son amour du bon vin. Elle est très amie avec Sonam la pilote d’hélicoptère !

Encore une sacrée soirée !

Quelle soirée fantastique marquée par une remarquable tolérance et ouverture d’esprit avec ces femmes si différentes les unes des autres, toutes de sacrés personnages cachant bien des mystères derrière une exubérance ou une austérité de façade. Elles resteront à jamais gravées dans l’esprit de Brigitte.

La soirée se termine tard, le père de Doma nous remet des khatas assisté de Dr Nima qui continue de tenir son rôle. Il est temps de rentrer. En repartant, Doma et Namgyal proposent de nous faire découvrir le marché tibétain de Bodnath demain matin. Nous acceptons avec joie. Nous nous demandons parfois pourquoi nous avons une telle chance.

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