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Le paradis se fissure

Lundi 20 avril 2020. Réveil 5h00. Les cris de l’oiseau du paradis sont couverts par le son tonitruant d’un klaxon. Une première depuis notre arrivée à Horlabot. Nos compagnons quittent précipitamment leurs sacs de couchage pour dans l’espoir d’apercevoir un bus qui leur permettrait de rentrer à Katmandou. Hélas pour eux, il ne s’agit que d’un camion qui passe au loin sur la route de Musikot.

Désillusion

Brigitte part pour sa grande balade sur les terres qui l’ont déjà adoptée : discussions rituelles avec les amis et rencontres de nouvelles personnes. Mais aujourd’hui une mauvaise surprise l’attend. Pour la première fois, des adolescents oisifs demandent de l’argent à Brigitte. Tout s’écroule momentanément pour elle.

Un tas de questions lui envahissent l’esprit qui, jusque-là se prélassait au paradis : les étrangers sont-ils obligatoirement considérés comme des gens riches avec lesquels aucune relation humaine n’est envisageable puisqu’on ne noue pas une amitié avec un porte-monnaie ?

Devons-nous partir au plus vite après le lockdown ? Faut-il inciter Man à oublier ses projets de développement touristique, quel qu’il soit, pour ne pas risquer de faire des enfants du Rukum des mendiants délaissant leurs troupeaux pour se poster en haut d’un col dans l’attente du passage d’éventuels étrangers ?

Les sirènes du « progrès »

Tous les pays n’ont pas avancé au même rythme et certains ont pris une avance jonchée de dérives perverses que certains habitants des pays dits « en retard » ne veulent pas voir arriver chez eux. Malheureusement, ces derniers ne sont pas légion. Les reflets clinquants de notre civilisation dite du progrès font tourner la tête du plus grand nombre.

L’idéal serait pourtant que chacun tire des leçons de l’expérience des autres pour n’en prendre que les bons côtés. Une utopie ?

Des enfants astucieux en pleine corvée d’eau

Le Rukum a traversé la pandémie du coronavirus sans trop de soubresauts alors que « notre monde » se retrouvait à l’arrêt. Pourquoi cette région reculée, parmi les plus désargentées du Népal, s’en sort-elle mieux que les autres ? Peut-être parce qu’elle ne subit pas les effets de la mondialisation. Son autonomie alimentaire a évité à sa population la crainte d’une famine. La plupart des habitants du Rukum sont des paysans. Leur vie n’a pas été affectée par le lockdown. Ici, les liens sociaux très forts ont perduré.

Ce mode de vie ancestral n’est pas pour autant la négation du « progrès ». Le développement des écoles, des hôpitaux ou des centres de soins en atteste.

Diviser pour régner

En France, le gouvernement attise le clivage entre les générations. Les « jeunes » sont considérés comme parfaits. Ils sont présentés comme des victimes. On leur oppose les plus âgés définis comme des inactifs. Les petits-enfants reprochent à leurs grands-parents d’être des nantis, des parasites alors qu’ils ne touchent qu’une maigre retraite acquise après une longue et difficile vie de labeur. Notre société va dans le mur en caressant les plus bas instincts des gens.

Notre société dite civilisée nie les anciens. Elle les emprisonne dans des endroits aseptisés et lugubres où la mort se fait en catimini loin des regards des jeunes générations qui pensent que nier la mort rend éternel. Une telle société a-t-elle un avenir ? Les dictatures ont bien compris cela quand, pour asservir un peuple, elles détruisent systématiquement toute trace de son passé.

Au Rukum, les liens intergénérationnels ne sont pas une vue de l’esprit : les personnes âgées participent à la vie de la société avec leurs compétences. Il ne viendrait à l’esprit de personne de les isoler, de les cacher dans des mouroirs. L’expérience acquise pendant leur vie est prise en considération. Elles sont respectées, consultées et non considérées comme des poids pour la société.

« Pas d’argent entre nous !»

Au Rukum, il est possible de vivre avec beaucoup moins d’argent qu’en Europe. En Europe, la majorité des amoureux des contrées himalayennes sont peu aisés chez eux et y mènent une vie très simple pour pouvoir s’offrir leur passion. La plupart d’entre eux sont juste des amoureux de grands espaces et nostalgiques d’un mode de vie dépouillé et sans artifices. La différence de modèle économique n’est ni de leur fait ni de leur faute. Les considérer comme de sales colons est un raccourci trop facile.

Il conviendrait que tout étranger vive comme vivent les gens du pays qu’il « traverse » en prenant garde de ne rien déstabiliser par des dons d’argent certes généreux mais très nuisibles car instaurant un rapport dominant-dominé sans fondement. Ici, l’adage « l’argent ne fait pas le bonheur » prend tout son sens. Le Rukum peut être très fier de son système « no paisa » que l’on pourrait traduire d’un solidaire « pas d’argent entre nous ».

Fort heureusement, de nombreux habitants du Rukum l’ont compris. Dazu et Didi nous ont toujours dit « pas d’argent entre nous, cela pourrirait notre relation ». Quelle sagesse, quel exemple pour nous ! Ils font partie du cercle restreint de nos mentors !

Une force hors du commun

Au retour de sa balade, en descendant de Simtaru, Brigitte voit un grand rassemblement le long de la rivière. Les hommes viennent essentiellement de Magma. Elle pense qu’il s’agit d’un meeting politique et se promet de demander à Man de quoi il s’agit. En fait, elle assiste sans le deviner à une incinération.

Aujourd’hui, Didi et Man sont allés au moulin. Didi Sandra Khola porte 60 kg de blé, Man 20 kg… Didi est incroyable, toute mince, très élancée mais bien plus forte que beaucoup d’hommes. Dazu nous raconte fièrement qu’il n’y a pas si longtemps elle était capable de porter 100 kg. C’est juste inimaginable !

Le bon grain et l’ivraie

Au retour du moulin, Didi, travailleuse infatigable, aide Dazu à séparer les grains de l’ivraie. La première étape est tout aussi complexe qu’épuisante. Dos au vent, Didi porte à bout de bras un grand panier plat en osier rempli de blé et l’incline légèrement au-dessus de sa tête. Doucement, le contenu s’échappe. Les grains plus lourds tombent à ses pieds tandis que l’ivraie est emportée plus loin par la brise.

Un travail épuisant

La deuxième étape est encore plus technique. Didi, assise en tailleur, remplit sa pelle en osier avec blé pré-nettoyé et lui imprime un mouvement de va-et-vient. Les gestes sont très précis. Comme par magie, les fragments de paille restants s’éloignent des grains de blé plus lourds.

Nous tentons de les aider mais ce travail demande une grande dextérité acquise depuis l’enfance. Nous nous contenterons de remplir les sacs de grains une fois le nettoyage terminé. Laurent et Dazu peuvent enfin mettre à l’abri le sac de blé de 70 kg fruit du labeur de la journée.

Un manque de dextérité évident

Sulpa et sociabilisation

Même en faisant ce travail épuisant, Didi est toujours souriante et accueillante avec les personnes qui viennent lui rendre visite ou simplement boivent à la fontaine qui est au bord de leur maison le long de la piste.

En général, elle fait une petite pause pour partager une sulpa avec elles. Alors la photo noire et blanc de femmes Berbères enveloppées de la fumée d’une sulpa partagée accrochée au mur chez Yasmina l’amie Berbère de Brigitte lui vient immanquablement à l’esprit. Elle aime beaucoup la photo de ces femmes qui veillent sur elle dormant couverte d’une couverture tissée mains identique à celles utilisées par les nomades de Thulo Daha.

Panique administrative

En France, la décrue de l’épidémie semble s’amorcer. Au Népal, le déconfinement n’est pas à l’ordre du jour. Nous devrions rentrer en France le 3 mai mais le lockdown semble loin d’être terminé. Nous décidons d’annuler notre billet d’avion de retour. Brigitte s’en avoue très heureuse même si amis et famille lui manquent et si elle s’inquiète beaucoup pour sa mère.

Qatar Airways nous propose, à notre grand étonnement, un vol pour le 4 mai alors que l’espace aérien du Népal sera encore fermé à cette date. Impossible d’annuler nos billets ! Nous envoyons un SMS à Namgyal pour qu’il tente de contacter l’agence de la compagnie aérienne à Katmandou.

Nous avions oublié les tracas administratifs depuis que nous étions au paradis. Être coupés du monde présente beaucoup d’avantages !

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