Samedi 28 mars 2020. En fin d’après-midi, nous venons tout juste de fixer le dernier bambou du balcon. Jessica et Man veulent maintenant nous montrer les moulins. Cette vie pleine d’imprévus nous comble de joie.
Nous descendons donc à Lochabang pour prendre le sentier qui mène au fond de la vallée. Nous suivons le lit de la rivière jusqu’à un premier moulin. C’est un modeste abri en pierres couvert d’un toit en tôle. Etant simplement actionné par l’eau d’un petit canal, il est uniquement destiné à produire la farine de maïs n’étant pas assez puissant pour moudre le blé ou ôter l’enveloppe des grains de riz. Il appartient à Gangaram. Nous faisons ainsi la connaissance de sa fille, Jharana, qui est en charge de le faire fonctionner et semble ravie de nous expliquer son travail.
Le moulin de Jharana
A l’intérieur, une roue en pierre est actionnée par la force hydraulique. Une trémie en bois est suspendue au-dessus de la pierre. Une languette de bois rebondit sur la meule en rotation. Les secousses régulières libèrent les grains de maïs ou de blé déposés dans l’entonnoir qui tombent alors dans le trou creusé au centre de la pierre. Les grains sont entraînés sous la pierre qui les broie et éjecte la farine à son pourtour.
Man nous explique que le propriétaire du moulin reçoit une mana de farine par pati de grains. Nous découvrons le système de mesure traditionnel encore en vigueur partout au Népal. La mana correspond à un volume d’un peu plus d’un demi-litre et une pati vaut huits mana. L’argent ne circule pas au sein de la communauté. Le troc est de mise : on obtient un bien ou un service en échange de sa propre sueur ou d’une partie de sa récolte. Pour le meunier, le système est assez lucratif.
Un mécanisme universel
Le mécanisme est en tout point identique à celui de nos moulins d’antan. Très simple mais diablement ingénieux et efficace. Ces moulins ancestraux d’une société fermée au monde extérieur témoignent de l’universalité de l’intelligence humaine. Confrontés aux mêmes problèmes, les peuples tirent profit des ressources naturelles à leur disposition pour inventer des solutions très similaires aux quatre coins de la planète.
Ici, le danger fait partie du quotidien et il est accepté avec un certain fatalisme. Néanmoins, quand la sœur de Man nous racontera dans quelques mois, comment elle s’est retrouvée scalpée et la main broyée pour une seconde d’inattention, nous nous sommes fait cette réflexion. Plutôt que de financer des minoteries industrialisées, nous ferions peut-être mieux de transmettre quelques schémas de nos moulins disparus. Les paysans du Rukum y trouveraient peu-être quelques idées pour sécuriser leurs installations.
Prendre le Rukum comme modèle
Grâce à ces moulins artisanaux, la société paysanne du Rukum a préservé son auto-suffisance. Pourquoi avons-nous abandonné ces moulins ? Nos paysans sont devenus des céréaliers. Ils ne sont plus que le maillon d’une chaîne industrielle. Pour se nourrir, ils vont acheter de la farine produite parfois à l’autre bout du monde. Vive la mondialisation !
Les habitants du Rukum devraient nous servir de modèle. Au lieu de cela, nous essayons de les transformer comme si, au nom de ce qu’il est bon d’appeler « progrès », il fallait faire disparaître toute trace d’un autre modèle économique.
USAID ou la colonisation déguisée
En 2011, l’Agence des Etats-Unis pour le Développement International connue sous le sigle USAID annonçait un projet pilote de Monsanto auprès de quelques 20’000 paysans. Herbicides et semences hybrides de maïs OGM étaient au programme « pour le bien des populations himalayennes » ! Cette annonce eut l’effet d’un électrochoc alors que l’arrivée sur le sol népalais des semences de Monsanto, en pleine guerre civile, était elle restée inaperçue.
Les protestations venues de la société civile népalaise n’ont pas été entendues par les responsables du gouvernement maoïste qui dénonçaient pourtant l’impérialisme américain dans son appel à la révolution. Ont-ils eu le choix tant leur pays est sous dépendance humanitaire ? La déclaration du porte-parole du Ministère de l’Agriculture, Hari Dahal, aux députés de l’Assemblée Constituante était pourtant à la fois alarmante et visionnaire : « Si une compagnie comme Monsanto vient au Népal, alors nous serons tous mangés. ».
Un moulin en ocre au toit de chaume
Nous traversons la rivière à gué en direction du moulin de Bina, la sœur de Man, et de son mari Dipendra Neupane. Pour progresser de terrasse en terrasse, il nous faut enjamber les bordures qui bientôt retiendront l’eau des rizières. La marche est parfois haute ! Sur notre gauche, nous découvrons un magnifique petit moulin en ocre au toit de chaume.
A l’intérieur se trouvent deux pièces en enfilade. Intégré au mur de la première, un bas flanc en ocre permet au meunier d’un jour de se reposer tout en surveillant d’un œil le bon fonctionnement des opérations qui se déroulent dans la pièce du fond.
Le moulin est en mode self-service. Chacun est libre de venir moudre son maïs. Le propriétaire laisse un sac à l’intérieur dans lequel l’utilisateur vient déposer sa dîme en nature. Le système repose sur la confiance.
Le moulin de Dipendra et de Bina
Nous atteignons enfin notre but. Le moulin familial est alimenté par une conduite forcée. Tout en restant de taille modeste, il est bien plus grand et puissant que les nombreux minuscules moulins à maïs qui pullulent le long de la rivière. C’est une assez grande cabane en tôle peu esthétique. Man nous dit qu’auparavant c’était un beau moulin traditionnel en ocre mais il a été détruit par une tempête et, reconstruit dans l’urgence, sa restauration dans les règles de l’art est prévue pour bientôt. Accolé à cet abri provisoire, nous pouvons voir le vieux moulin à maïs qui lui a été épargné.
Dipendra est fier de nous montrer son installation qui permet de presser de l’huile de moutarde et une autre destinée à enlever l’écorce du riz. Malheureusement, son moulin est momentanément hors service suite à la rupture d’un engrenage du système de transmission de la force hydraulique. Il faudra revenir pour le voir fonctionner.
Dipendra nous invite à monter voir Bina et toute sa famille, à Sandanbura, au-dessus de son moulin, juste en face de Lochabang. Leur maison est très belle avec pour seuls meubles des lits en bois très simples dans les chambres, comme dans toutes les habitations.
Les enfants expatriés de Bina
Bina nous parle de ses enfants. Elle a deux filles et deux garçons. L’aînée, Deepa, a épousé un Népalais adopté très jeune par un couple de Français. Ils vivent en région parisienne avec leur petite fille Melina. Komala est encore chez ses beaux parents à Simtaru, à 5 km d’ici, avec son petit bébé mais en septembre elle doit rejoindre son mari qui est parti travailler au Portugal. Robinda, son fils aîné, est installé aux Etas-Unis. A la maison, il ne reste plus que Santosh qui est fusionnel avec sa maman. Dans trois ans, il partira en Allemagne car, très doué, il a été repéré pour bénéficier d’une bourse d’études.
Santosh appelle Deepa à Paris en utilisant l’application Messenger sur sa tablette. Toute la famille est heureuse que nous communiquions en français avec elle et fassions sa connaissance. Ils sont confinés comme tous les Français mais pour eux trois tout va bien.
Nous commençons à cerner cette tristesse mélancolique que nous avions déjà lu dans les yeux de Bina. Bientôt, tous ses enfants vont être expatriés. Elle voudrait que nous restions dormir ce soir chez elle. Quand elle nous invite même à habiter chez elle le temps de notre séjour à Horlabot, ce ne sont pas des paroles en l’air. Ses mots trahissent son ressenti : « Restez ici, mangez ici, dormez dans la chambre de Deepa, à quoi sert une chambre vide !? ».
Nous ressentons immédiatement une grande affection entre Bina et nous. Celle-ci ne se démentira jamais au cours de notre séjour et perdure depuis notre retour en France malgré la distance.
La sagesse de Dipendra
Prem habite en fait tout près de chez Bina. Sa femme qui nous a rejoints est d’une grande beauté originale. Ils ont 3 enfants. Man nous explique que Bina et son mari ont pris en charge la famille de Prem lorsque ce dernier est parti travailler en Malaisie, oubliant totalement sa famille pendant quelques années. Ce type de situation est courant ici : les hommes partent travailler à l’étranger, dilapident leur salaire en alcool ou au jeu et n’osent plus donner signe de vie.
Heureusement les familles restées au pays sont toujours prises en charge par une personne du village. La femme de Prem et ses enfants sont très souvent chez Bina et Dipendra. Ils font désormais un peu partie de la famille.
Dipendra est très respecté dans le village. Encore jeune, il a déjà la sagesse d’un ancien. C’est lui qui a sommé Prem de rentrer au village. Son autorité naturelle a eu l’effet escompté. Avant notre départ, Man avait mandaté Dipendra pour trouver trois jeunes prêts à partir à l’aventure en notre compagnie. Immédiatement, il avait pensé à Prem.
Nous devons rentrer car l’équipe nous attend avec impatience pour déguster les deux poulets locaux dénichés par Prem. Du coup, nous refusons la proposition de Bina en lui faisant la promesse de revenir très rapidement.
Festin de poulet local
Nous nous arrêtons à Lochabang avant de remonter à Horlabot. Didi nous offre un délicieux thé brûlant et très sucré. Elle allume une cigarette qu’elle tend à Dazu qui ensuite la lui redonne après l’avoir à moitié fumée. Lorsque je dis à Man que c’est étrange pour nous mais très attendrissant de voir Didi et Dazu partager leurs cigarettes, il me dit que demain il sera probablement associé au partage par Didi. Effectivement, demain la cigarette sera aussi proposée à Man que nous verrons fumer pour la première fois.
Comme prévu, les poulets sont en train de cuire dans les casseroles de Bhim. Tout le monde est là, y compris Norbin, Yadu et Prem. Il s’agira en quelque sorte du traditionnel dîner festif de fin trek. Les poulets sont excellents mais nous commençons à anticiper la durée de notre séjour à Horlabot. Nous ne pourrons pas nous permettre cette dépense tous les jours !