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De Maibang à Gorba

Lundi 23 mars 2020. Nous venons de terminer notre café quand Man vient nous chercher. Il tient à nous présenter les jeunes femmes chez qui il a dormi. Les trois bahinis nous invitent à boire un thé dans leur cuisine autour d’un feu sur lequel elles font griller des graines de mate, une sorte de millet.

Comme les murs et la cour extérieure, le sol de ces maisons rurales du Rukum est peint régulièrement d’un mélange de terre ocre et de bouse fraîche de buffalo. Le résultat est superbe et relativement résistant. Les pièces sont dépouillées. Il n’y a presque aucun mobilier si ce n’est une étagère pour poser les marmites et quelques jarres en bois au contenu mystérieux.

Licol en chanvre

Pour les remercier de leur hospitalité, Man propose de leur acheter un assortiment de bhang, de mate et de khaja. Elles nous proposent également des légumes séchés. Ce matin, elles sont descendues avec une jarre pour distribuer du lait à toute notre équipe. Nous tenons à les dédommager. Elles sont étonnées car elles pensaient nous faire cadeau de toutes ces victuailles.

Quand vient le moment de payer, se pose la question du prix. Une question inédite pour elles qui ne vendent jamais leurs produits. Man se charge de fixer un tarif qui lui semble juste. Ni trop, ni trop peu.

Man et le tourisme

Depuis le départ, nous n’arrêtons de refaire le monde et de philosopher sur les chemins avec Man. Au cours de ces conversations passionnées, il nous dévoile peu à peu une vision du tourisme que nous partageons : les visiteurs doivent s’adapter au mode de vie local et non l’inverse. Man souhaite que les populations locales puissent trouver dans le tourisme un complément de revenu pour acheter ce qu’elles ne peuvent produire. Gagner un peu d’argent pour se payer quelques extras sans créer de jalousies est un vrai défi à relever. Idéalement, les retombées du tourisme sur une communauté devraient être équitables.

Partout dans le monde, le tourisme de masse est vu comme une manne financière pour endiguer l’exode rural. Ici plus qu’ailleurs, un tourisme trop invasif pourrait mettre à mal un équilibre fragile qui fait perdurer l’auto-suffisance des habitants. A l’heure où ce sujet redevient d’actualité dans nos sociétés occidentales, ce serait paradoxal de les inciter à reproduire nos erreurs. Répondre aux exigences des touristes ultra-consommateurs ou pire les anticiper conduit à un désastre environnemental et à une transformation quasi-irréversible des mentalités. Quand un agriculteur choisit de vendre ses terres à un promoteur immobilier, il vend plus que son âme : il hypothèque l’avenir de ses petits-enfants qui se trouveront fort dépourvus quand la crise sera venue…

Les trois jeunes femmes ont l’air ravi de la poignée de roupies que Man leur tend. Elles insistent pour que nous fassions plein de photos tous ensemble ! Autant dire que nous ne demandons pas mieux. Tour à tour elles viennent se regarder sur l’écran en riant. Décidément, les femmes de Maibang doivent être dépourvues de miroir !

Tin Bahini Lek la bien nommée

Man nous a proposé la veille d’éviter la vallée en empruntant une arête qu’il a déjà parcourue en partie il y a quelques années avec Eric et sa famille pour aller de Dailekh à Rukumkot. A cette occasion, il s’était arrêté à Maibang et avait connu nos trois adorables bahinis. Il nous explique qu’Eric travaille pour Petzl à Grenoble et que ce dernier l’avait aidé financièrement à monter son expédition au Sisne Himal. Man a passé huit jours à Grenoble où il a visité l’usine Petzl et en a ramené une frontale en souvenir qu’il a toujours sur lui.

Etrange coïncidence, nous quittons Maibang pour suivre la Tin Bahini Lek, la bien nommée arête des trois sœurs ! Après avoir rejoint un petit col au-dessus du village, nous bifurquons sur notre gauche pour attaquer une montée de 500m et atteindre un magnifique point de vue sur la Punta Hiunchuli, le Churen Himal, le Gurja Himal, et les autres sommets de la chaîne du Dhaulagiri.

Le Sisne Himal comme une apparition au milieu des rhododendrons

Durga reste ici pour attendre l’équipe et les guider pour la suite de l’itinéraire qui est plus difficile à trouver. Nous quittons maintenant le large chemin qui descend vers le village de Chunbang. Quand nous étions au Jaljala, Man et Durga avaient envisagé de gagner Chunbang par un itinéraire plus direct, en restant sur les hauteurs. La présence de neige nous a vite dissuadé d’explorer ce chemin de crête prometteur. Il faudra revenir !

Une forêt envoûtante

Avec Man, nous continuons sur une sente à travers une magnifique forêt d’arbres immenses. Nous pouvons nous cacher à l’intérieur des troncs. Il y a aussi des arbres appelés lokta, bien plus petits, dont l’écorce des branches sert à faire le fameux papier du même nom. La floraison étant déjà bien avancée, il est trop tard pour observer les villageois prélever l’écorce. Nous n’entendrons que le chant des oiseaux dans cette forêt déserte.

Cache-cache dans les arbres

De temps à autre, des rhododendrons géants nous offrent leurs magnifiques fleurs rouges au goût légèrement acidulé que nous dégustons pour le plaisir et non pour soigner notre gorge. Entre les fleurs et le feuillage dense, une rare trouée de lumière laisse passer la vision fugitive du Sisne. Un tableau magnifique. Nous finissons même par entrevoir le Dwari Bhanjyang, le plus haut col de notre périple, perché à près de 4800m, que nous devons traverser dans trois semaines. Ses pentes sont couvertes de neige jusqu’à une altitude que nous estimons inférieure à 3000m. Inutile de trop s’inquiéter de ces conditions encore hivernales. Le soleil du printemps devrait vite faire fondre cette neige.

Dwari Bhanjyang, un objectif bien lointain

Le chemin se perd mais il suffit de suivre la ligne de crête au relief légèrement vallonné. Nous retrouvons un sentier qui nous invite vers le bas. Après plusieurs centaines de mètres de descente, nous comprenons notre erreur et revenons sur nos pas. Nous laissons derrière nous des flèches tracées dans la terre pour indiquer notre passage et la direction à suivre à l’équipe. Nous ne sommes pas inquiets car Durga est un peu le régional de l’étape. Son village est à peine à dix kilomètres d’ici. Cette forêt est un de ses terrains de jeu.

Une forêt en danger

Au niveau d’un chautara perdu au milieu des bois à 2800m, nous changeons de direction et plongeons vers le nord. Les chemins paraissent abandonnés. Nous débouchons sur une piste sans issue. Elle se termine sur des éboulements. Sa construction a sans doute été interrompue il y a plusieurs années. La nature semble vouloir reprendre ses droits sur ce pan de montagne ravagée par les tractopelles.

Après une descente délicate, nous arrivons à hauteur d’un chantier de bûcherons. Une dizaine d’hommes taillent des poutres à la hache. C’est l’heure de la paye. Man pense que ce chantier est clandestin. L’abattage de ces arbres qui fournissent une sorte de « bois de rose » est très réglementé. Quoi qu’il en soit, illégal ou pas, leur méthode de travail ancestrale ne semble pas mettre en danger la ressource en bois. Les énormes poutres devront être portées à dos d’homme jusqu’à la route qui est encore bien loin.

L’heure de la paye pour les bûcherons

Nous arrivons au niveau d’un pont où des didis fabriquent des cordes avec des fibres de chanvre. Il ne nous reste plus qu’à remonter en face sur une colline où nous voyons une belle maison. Nous sommes arrivés à Garpadhuri, si l’on en croit notre carte topographique finlandaise au 1/50000.

Nous décidons de poser le camp à côté de la maison qui est inhabitée. Autour de la vaste prairie, on peut voir des tranchées, vestiges de la guérilla. Un peu plus loin, une autre maison est occupée par une famille. Man leur rend une visite de courtoisie. Ils acceptent sans sourciller que nous montions nos tentes sur les terres de leur voisin. Le hameau s’appellerait en fait « Gorba ». Nous consignons ce nom dans nos carnets de route. Man pourra corriger la carte.

Man le cartographe

Nous nous couchons dans l’herbe en profitant des derniers rayons d’un soleil qui se cache derrière les nuages avant l’arrivée de la pluie quotidienne. Man nous raconte l’histoire de sa carte. Pendant plus de quatre ans, après sa première au Sisne, il a parcouru son Rukum et tout l’ouest Dhaulagiri de long en large pour repérer les chemins et relever leurs coordonnées GPS. Ce travail de fourmi ne lui a rien rapporté. Il a bataillé pour dénicher des subventions de différentes associations et autres gouvernements de districts. Au final, il a reçu un millier de cartes de son éditeur mais n’a aucun droits d’auteur. Man n’a aucun regret ni aucune aigreur car son seul objectif était de contribuer à la promotion de la région. Man est un homme heureux.

Perdus dans la forêt

Le téléphone de Man se met à sonner. Bhim est furieux. Ils se sont perdus. L’imprévisible Durga ne connaissait visiblement pas le chemin. Deux heures plus tard, nous le voyons arriver en courant. Il porte plusieurs sacs qu’il a extraits des dokos pour alléger les charges. Durga remonte immédiatement à la rencontre de ses compagnons d’infortune avec de l’eau pour tenter de se faire pardonner de son erreur de parcours. Mais qui peut en vouloir longtemps à cet homme si gentil ? Tout est vite oublié.

Nous montons les tentes avant que Man et Durga, suivis par les jeunes du Rukum, ne partent joyeusement pour acheter du riz au village de Lasune, situé bien plus bas. Bhim n’est pas content. Pour lui, nous avions bien assez de nourriture. Pour une fois, nous pourrions donner raison à notre chef cuistot. Cette expédition nocturne était sans doute inutile mais cela nous fait plaisir de les voir heureux comme des enfants qui partent jouer ! Ils ne rentreront que bien tard dans la nuit…

Dibi et Dorje vont de leur côté à la ferme voisine. Ils en reviennent avec de délicieuses pommes de terre grillées sur la braise qu’ils partagent avec nous. Modan et Bhim préparent une grosse gamelle de didho sur un grand feu de bois pour économiser notre kérosène dont le niveau a beaucoup diminué, pour le plus grand plaisir de Dorje qui se retrouve bien allégé.

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