Lundi 25 mai 2020. Réveil 5h00 au paradis de l’oiseau qui crie « enfin Thuma Lekh ! ».
Man a prévu un grand tour que nous baptisons la « couronne de Banphikot ». Nous prévoyons en effet de parcourir les crêtes qui délimitent l’intégralité de la municipalité rurale. Les premiers jours, nous pourrons facilement trouver un hébergement chez l’habitant. En revanche, au-delà de Bampu, du côté de Dammana, nous devons prévoir de bivouaquer.
Hier soir, nous avons préparé un doko rempli de nourriture, essentiellement du thé, du riz et des soupes, de quelques gamelles et d’une tente. Pour minimiser la charge, nous faisons l’impasse sur le réchaud et le kérosène car Man nous assure que nous pourrons toujours trouver du bois mort pour faire un feu. Ces préparatifs annonciateurs d’une grande vadrouille nous ont mis l’eau à la bouche.
Derniers préparatifs
Ce matin, Man vient chercher le doko pour le déposer chez ses parents. Un de ses copains viendra le récupérer et nous rejoindra avec le matériel du côté de Naduwa dans quelques jours. Man nous invite à le suivre à Lochabang pour prendre un dal bhat en guise de petit déjeuner. Brigitte passe son tour et s’en tient à son rituel café matinal malgré l’insistance de Didi qui s’inquiète de la voir dépérir.
Nous descendons avec nos gros sacs emplis d’un duvet, quelques vêtements, une doudoune et un peu de nourriture. A l’extérieur des sacs, nous avons fixé le volumineux matelas en mousse gris acheté à Chinkhet. En réalité il est tout fin alors Man nous a conseillé d’en prendre deux chacun. Laurent a longuement hésité entre les rouler ensemble et poser le tout sur le haut du sac ou les rouler séparément et les fixer de part et d’autre du sac.
Après l’expérience difficile de la jungle du Trisul, nous retenons la deuxième option qui réduit la hauteur de notre charge et permet d’accéder plus facilement au contenu de notre sac. Cette nouvelle installation mériterait cependant un panneau « convoi grande largeur ». Nous prenons soin de poser un sac en plastique sur le tout, une petite pluie est si vite arrivée par ici !
Didi nous a préparé au moins deux kilos de kaja ce matin. C’est vraiment un beau cadeau ; merci Didi ! Hier, Man est allé au moulin de Bina pour transformer du maïs en farine. Il en rajoute un gros sac dans le doko pour que nous puissions cuisiner du dhido.
Cette fois, nous sommes parés. Vers 7h30, après l’excellent dal bhat de Didi, nous prenons la direction de Garaghat. Pour Laurent, il s’agit de la première incursion sur cette piste au-delà de Chinkhet depuis notre arrivée à Horlabot. Il trouve que les gens sont toujours aussi méfiants à notre égard.
Retour à Garaghat
En repassant devant le terrain de volley au bord de la Sani Bheri, le dernier camp de notre périple stoppé net par la pandémie il y a tout juste deux mois, nous avons le sentiment de remonter le temps. En effet, l’itinéraire du jour nous conduit à Bayele et donc au campement que nous avions prévu dans notre programme.
A l’entrée de Garaghat, nous quittons la piste et bifurquons à droite sur un sentier qui remonte la gorge de ce qui a été autrefois une magnifique cascade avant que l’eau ne soit captée en amont de la chute.
Brigitte est ravie ; elle entre en terre inconnue car plusieurs jours auparavant elle a stoppé ici son exploration à la vue d’un meeting de jeunes qu’elle n’avait pas eu l’envie ou le courage de traverser à l’aide des phrases magiques. Il est ainsi des jours où le désir de flâner le nez en l’air sans franchir d’obstacles l’emporte sur la soif de découvrir. Elle les qualifie de « jours de lévitation ».
Thati et les oncles
Il fait déjà très chaud. Le poids du sac aidant, la sueur commence à goutter du front de Laurent. A la sortie de la gorge, le paysage s’ouvre et il y a un très joli village accroché à la montagne. C’est Thati où habitent le grand-oncle et le petit cousin de Man et leurs familles.
Le petit cousin de Man était un guérillero maoïste ; il a été arrêté par la police népalaise et a fait trois ans de prison non loin de la frontière indienne en 2002. Il fait très jeune et semble très heureux malgré ce qu’il a déjà vécu. Sa femme est magnifique. Le grand-oncle arrive tout de blanc vêtu ; il a très belle allure dans son habit traditionnel.
Inextricable filiation
Nous ne comprenons pas tout sur le système de filiation mais en gros, ici, si mon grand-père a un frère, ses fils sont mes oncles et les fils de ses fils mes cousins. En gros, on ajouterait une génération d’oncles… Aucune certitude, c’est juste ce que Brigitte a cru comprendre.
Françoise Héritier, venue à Grenoble en train avec sa carte sénior en « home stay » et sans subsides à la demande de Brigitte et de sa collègue et amie Annie avait clairement expliqué les différents systèmes de filiation à des élèves de CM1 le jour de la fête de la musique. Non seulement les enfants avaient écouté avec une attention et un intérêt incroyables mais, en plus, ils avaient parfaitement compris, jonglant avec aisance entre les systèmes eskimo et autres.
Brigitte se dit « qu’on m’amène un enfant de CM1! ». A sa décharge, comprendre un système de filiation expliqué en français par Françoise Héritier est plus simple que le comprendre expliqué en népalais, surtout quand on ne parle pas nepali !
Deux mondes que tout oppose
Le cousin de Man veut absolument nous servir le repas de midi mais il n’est que 9h ; nous venons à peine de manger le dal bhat chez Didi Sandra et notre route est encore longue pour arriver à Bayele. Un compromis est trouvé : nous nous régalons d’un concombre du jardin saupoudré de piment et de sel. Après cet arrêt chaleureux et instructif, nous reprenons notre chemin en promettant à nos hôtes de revenir.
Nous nous retrouvons sur un chemin en balcon juste en face de Khalanga (Musikot). La Sani Bheri qui coule à nos pieds est une véritable barrière entre deux mondes : d’un côté celui de la modernité avec la piste de l’aérodrome, ses routes et ses immeubles, de l’autre celui de la tradition préservée, de l’hospitalité et de la convivialité. Nous sommes bien contents d’être de ce côté de la rivière !
La révélation
Après le franchissement d’un éboulis impressionnant, nous reprenons notre progression en traversée. Man s’arrête et se retourne pour nous dire qu’il venait ici chercher du bois quand il était enfant. Emu, il se livre à nous : c’est ici qu’il a vu le Sisne Himal pour la première fois entre les nuages. Cette vision éphémère fût pour lui comme une révélation : un jour, il irait là-haut. Dès lors, le Sisne Himal devint une obsession, le fil rouge de sa vie.
Une légende issue de la mythologie religieuse plane sur ce sommet emblématique du Rukum. Elle marque l’esprit de tous les enfants vivant à son pied et lui vaut son nom autre local : le Murkatta Himal, la montagne sans tête.
Les Dieux inquiets de voir pousser cette montagne acérée étaient effrayés de la voir un jour transpercer le ciel. Ils décidèrent de la couper en trois parties. Sa cime projetée vers l’est donna naissance au Dhaulagiri, ses pentes intermédiaires formèrent la chaîne du West Dhaulagiri et son socle resté en place devint le Sisne Himal.
Aimanté par le Sisne
Bien des années plus tard, Man allait accomplir son rêve en menant la première expédition au sommet de « son » Sisne. Cette ascension engagée n’a encore jamais été répétée. Man passa ensuite plusieurs saisons à sillonner la chaîne du West Dhaulagiri afin d’en cartographier les moindres recoins.
Aujourd’hui, la montagne emblématique du Rukum et son versant nord inexploré aimante toujours autant notre ami. Maintenant que nous sommes bien intégrés dans la communauté, il sait qu’il peut nous laisser seuls avec Didi et Dazu. Nous sommes entre de bonnes mains ! Après cette escapade de quelques jours, il pourra bientôt partir en reconnaissance. Au printemps 2021, après des mois dans la montagne seul ou avec des amis, il réalisera son nouveau rêve en bouclant le tour du Sisne.
En a-t-il terminé avec ses rêves d’enfant ? Rien n’est moins sûr. Il lui reste peut-être à visiter le sommet originel de « son » Sisne…
Arrivée à Bayele
Pas de chance, aujourd’hui le Sisne garde la tête et les jambes dans les nuages. Nous reprenons notre chemin. Brigitte part en éclaireuse sur un joli sentier bien marqué qui lui semble monter dans la bonne direction mais Man la rappelle et lui dit de redescendre pour continuer en traversée. En fait, le chemin sur lequel elle était allait directement à Bayele. Celui de Man fait un détour mais finalement c’est une bonne chose car nous croisons un peu plus loin, près d’une fontaine, une amie de Didi Sandra qui est très contente de nous voir car cela lui permet d’évoquer son amie qu’elle n’oublie pas mais qu’elle ne voit quasiment jamais.
Nous passons les dernières habitations dispersées sur les pentes très raides et remontons une nouvelle gorge pour déboucher sur des pentes plus douces où le sentier se faufile au milieu des pins. Nous atteignons un alpage au niveau d’une ligne de crête, à 1800m. Laurent pense que nous avons rejoint l’itinéraire direct qui aurait dû nous mener ici depuis Musikot. Le GPS confirme son intuition. Cependant, nous ne trouvons pas le chemin dessiné sur la carte topographique finlandaise qui devrait arriver du bas.
Droit au-dessus de nous, nous devinons des maisons. Après une courte pause kaja, nous remontons un vallon en suivant ce qui ressemble plus à des traces de buffalos qu’à un véritable chemin. Nous finissons hors piste en traversant les champs de blé fraîchement récoltés. D’après Man, nous sommes arrivés à Bayele, 2100m. A cette altitude, la carte indique Duphepakha et donne Bayele 300m plus haut. Peu importe car après 1400m de montée au soleil, nous sommes bien contents d’être arrivés.