Accueil > Népal > Confinés mais libres > Ramayan, le feuilleton sacré

Ramayan, le feuilleton sacré

Vendredi 1er mai 2020. « Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler. » dit René Char qui n’a probablement jamais eu la chance de vivre au paradis du Rukum. Ici, pendant l’orage effrayant de la nuit, l’oiseau du paradis s’est fait tout petit et à 5h00 il a crié son plaisir d’être rescapé.

La foudre est tombée très près de nous. La maison a tellement tremblé que Brigitte a pensé qu’elle s’effondrait sous les caresses de la grosse patte d’un ours rustre. Laurent a dormi comme un loir.

Il pleut encore et encore. En ce jour de fête du travail, Brigitte fait la première entorse à son programme matinal. Nous restons dans le douillet cocon de notre tente et prolongeons la dégustation de l’infusion de racines au poivre noir en rédigeant nos carnets de voyage… enfin d’immersion dans la vie du Rukum.

Des crêpes sans œuf

On frappe à la porte. Nous sortons de notre refuge pour accueillir Man qui arbore un magnifique pull rouge de l’ESF. Son vieux parapluie n’a pas résisté aux bourrasques de vent. Nous faisons du feu pour le thé. Brigitte profite de l’occasion pour préparer des crêpes sans œuf qu’elle veut offrir à Didi, Dazu et Jessica, mais également à notre Didi Magar et à sa famille en remerciement des racines du petit déjeuner.

Il n’est pas aisé de régler la chaleur du foyer à bois, pas question de tourner un bouton ! Didi Sandra est une experte en la matière, comme toutes les didis d’ici : elle contrôle la chaleur fournie par le foyer en avançant ou reculant les petits morceaux de bois sous le récipient dans lequel elle cuisine.

Effeuiller le daoura

A la fin de la cuisson, il convient de retirer tout le bois non complètement brûlé pour le ré-utiliser la fois suivante. Ici, le daoura (petit bois pour faire le feu) est précieux. Il provient à la fois de la collecte de bois mort dans la nature et des branches coupées en haut des arbres de jungle pour nourrir les animaux. Les buffalos sont délicats: ils ne consomment que les feuilles fraîches . Chaque jour, Dazu nettoie leur litière et dépose la paille souillée et les restes de leur repas sur le tas de fumier dont, Didi extrait régulièrement les branches pour les débarrasser des feuilles dédaignées par les buffalos. Elle descend ensuite ces tiges dénudées à proximité de la maison pour les faire sécher. Nous l’aiderons souvent à accomplir cette tâche.

Pour notre part, étant bien incapables de monter en haut des arbres fluets et flexibles, nous nous contentons du bois mort trouvé ça et là autour de notre refuge. Notre stock nous semble déjà très conséquent mais selon Man ce sera insuffisant pour passer la mousson pendant laquelle la collecte sera difficile et le séchage plus problématique.

L’art de cuisiner avec du daoura

Anticiper la mousson

Sans perspective de retour en France, nous commençons à penser à la mousson que nous n’avons jamais vécue au cours de nos précédents séjours toujours programmés en automne. L’orage de la nuit et le temps maussade n’en sont qu’un avant-goût. Désormais, nous étendrons notre quête de bois mort aux terrasses en friche appartenant à Dazu que Man nous indique.

Dazu nous invitera également à ramasser tout le bois que nous trouvons sur ses terres cultivées car avec Didi, ils en ont bien assez pour leur propre consommation. Inquiet pour notre autonomie, Dazu après avoir coupé des branches au péril de sa vie fera souvent semblant d’oublier de beaux morceaux de bois pour nous !

Des travailleurs fatigués

Brigitte apprivoise rapidement le thermostat manuel qui se révèle très efficace et finalement les crêpes sont assez présentables ! Cependant, sa tâche est ardue car Man et Laurent dévorent les crêpes dès qu’elles sortent de la poêle. Avec la confiture de tutu, c’est un délice.

Heureusement pour les habitants de Lochabang, ils décident de se recoucher après ce péché de gourmandise ! A leur réveil, Brigitte est partie distribuer ses crêpes. Man et Laurent se mettent au travail au rez-de-chaussée, à l’abri de la pluie. Après une vingtaine de minutes à reboucher les murs au mortier de terre, Man abandonne Laurent pour retourner dormir. Laurent persévère. Autant se rendre utile.

Préparation de notre escapade

Aujourd’hui, Man n’a pas envie de travailler. Rien de surprenant en ce jour de fête du travail. Il vient chercher Laurent pour se pencher avec lui sur les cartes autour d’un thé bien sucré. Depuis que nous avons l’autorisation de nous déplacer librement dans la municipalité rurale de Banphikot, nous parlons de faire une escapade de quelques jours. Man en a assez de ne plus bouger. Il a besoin de s’échapper de Lochabang.

La grande puja dont Man nous parle depuis notre arrivée se tiendra finalement le 5 mai. Nous ne voulons absolument pas manquer cela. Nous pouvons donc partir trois jours. Rapidement, nous optons pour une première nuit à Likhabang et une deuxième à Melchaur.

Distribution de crêpes à Lochabang

Pendant ce temps, Brigitte fait sa distribution sous la pluie. Premier arrêt à Lochabang : Didi, Dazu et Jessica sont assis par terre sur une couverture qui est repliée sur eux. Ils regardent le tout petit poste de télévision puisque la pluie ne leur permet pas de travailler.

Exceptionnellement, ils sont seuls. En général, les voisins se réunissent chez eux pour profiter du téléviseur et partager un moment de convivialité autour d’une sulpa. Du fait de leur rareté, ces appareils n’ont pas encore détissé les liens sociaux.

Ramayan, le feuilleton sacré

L’émission préférée des gens du Rukum est la série mythologique « Ramayan » qui est diffusée quotidiennement. Produit en 1987, il s’agit d’une adaptation du Ramayana qui constitue avec le Mahabharata les deux grandes épopées de l’Inde Ancienne et appartiennent aux textes fondateurs de l’hindouisme.

Le voyage de Ram rappelle celui d’Ulysse dans l’Odyssée. Des voyages qui font suite à des combats relatés respectivement dans le Mahabharata et l’Iliade. Pour de nombreux chercheurs, les analogies et rapprochements entre ces textes écrits à la même période en des lieux très distants font émerger la question d’un mythe commun aux civilisations indo-européennes.

Les Dieux sont représentés par de vrais acteurs mais ils voyagent, par exemple, sur de gros oiseaux en carton-pâte. Sa rediffusion en Inde pendant le lockdown a battu des records d’audience.

Ramayan, l’Odyssée hindoue

Peu importe la qualité de ces films, ils délivrent un message que tous apprécient : Dazu et Didi nous inciteront à regarder le soir ce feuilleton qu’ils ne ratent en aucun cas bien qu’ils semblent l’avoir déjà regardé des dizaines de fois. Ils tenteront de nous expliquer les messages religieux transmis et auxquels ils semblent complètement adhérer si on se fie au ton de leurs commentaires et à leurs acquiescements de la tête.

Aujourd’hui, Brigitte renonce à parfaire son éducation hindouiste. Elle pose tour à tour devant Didi, Dazu et Jessica une assiette avec une crêpe et de la confiture de tutu. Ils ont l’air ravis.

Il pleut toujours autant, Brigitte arrive trempée à la jolie maison aux bougainvilliers de Didi Magar qui est partie couper de l’herbe. Seuls son fils et sa belle-fille sont là. Elle leur laisse les crêpes et cela semble leur faire plaisir.

Cherakhet

Redescendue du quartier Magar, elle remonte la piste vers Cherakhet où un vieux monsieur charmant avec une belle moustache ne manque jamais de lui dire de faire attention à ses genoux.

Le jeune propriétaire du shop a rouvert son magasin qui est un lieu de rassemblement des gens du voisinage et des gens de passage. Tous sont assis sur le banc du shop et discutent. Lorsque la boutique est fermée, le quartier est triste.

Un peu plus loin, à la sortie de Cherakhet, avant la bifurcation des pistes de Magma et de Neta Pokhara, il y a un autre shop tenu par une très jolie bahini et son mari qui parle anglais car il travaille à l’étranger quand il n’y a pas de lockdown. La boutique minuscule de cette sympathique jeune femme est toujours remplie par une foule hétéroclite qui déborde sur la piste et même sur le coté de la maison.

Lutter contre les a priori

Au début, ignorants des coutumes locales, nous étions très méfiants et évitions de passer près de cet endroit qui nous semblait louche. Nous nous demandions qui étaient tous ces jeunes hommes et femmes rassemblés ici. Bref, nous étions encore des Français bien imprégnés d’a priori stupides qui limitent l’approche si enrichissante vers les autres.

Dans notre hameau en Haute-Savoie, nous avons une amie curieuse de chaque personne qui prend systématiquement le contrepied de tout jugement que nous pouvons émettre à l’encontre de quelqu’un. Quelle chance de bénéficier de sa présence qui nous ouvre tellement de voies vers des amitiés aussi improbables que durables.

Nous éviterons donc soigneusement et stupidement ce shop de Cheraket pendant des semaines, faisant une petite courbe vers l’extérieur de la piste.

Man ne nous dira rien, il attendra que nous comprenions par nous-mêmes et il sera tout heureux quand un jour, bien plus tard, Brigitte lui dira que finalement elle est allée dans cette boutique et que c’est un endroit formidable. Les didis l’y recevront avec une grande chaleur humaine, comme si elles attendaient depuis des semaines qu’enfin elle s’arrête pour discuter avec elles.

Une spécialité pas très locale

Les didis y fabriquent des plats « à emporter » pour les voyageurs à pied revenant de Chinkhet Bazar et se rendant à Magma, Naduwa, Kanda ou encore Banphikot. Elles mélangent dans un seau du riz soufflé acheté en grand sac (buja) avec des nouilles précuites provenant de sachets de préparation de soupes « So so » ou « Wai wai ». Elles arrosent le tout d’un peu d’huile et d’épices et servent les portions en cornets fabriqués à partir des sachets de soupe qu’elles ont vidés. Un petit morceau de carton sert de cuillère.

Impossible de savoir si tout le monde raffole de ce plat ou bien s’il est le seul met permettant aux marcheurs au long court de se restaurer plus agréablement qu’en mangeant les sachets de nouilles de soupe « à la croque ».

Des plats « à emporter » sur place

Au cours du temps, Brigitte découvrira que ces « cornets de riz-nouilles » sont vendus non seulement à Cherakhet mais encore à tous les points stratégiques comme, par exemple, au col de Jhula pour les marcheurs repartant à Phera après s’être rendus aux moulins, shops ou au dispensaire de Chinkhet. Ces plats « cuisinés » sont aussi vendus à Banphikot pour les employés de la municipalité rurale qui habitent trop loin pour rentrer chez eux se restaurer à midi.

En fait, ces plats « à emporter » ne sont pas vraiment à emporter mais à déguster sur place car il y a toujours un banc pour s’asseoir et discuter. Ici, on ne mange pas en marchant :on profite de manger pour passer du temps avec les autres.

Neta Pokhara

En route pour Kanda, Brigitte traverse Simtaru où le tout petit garçon de Komala, le petit-fils de Didi Sandra, l’attend pour lui crier « Hello » et courir vers elle comme chaque fois qu’elle passe là.

A Neta Pokhara, Brigitte retrouve toutes les didis et bahinis qui y ont des shops ainsi que les hommes qui y sont tailleurs ou y tiennent des magasins de produits informatiques. Elle connaît également le forgeron qui a sa petite forge au feu de bois juste au-dessus du village sur le sentier qui monte à Kanda. Il la laissera le filmer avec une grande gentillesse et le plaisir non feint de montrer sa dextérité.

Il y a aussi un magasin de cahiers et de livres tenu par la Didi qui habite Likhabang. Ce magasin sera une aubaine quand nous terminerons notre premier, notre deuxième et enfin notre troisième carnet de voyage.

Brigitte sera même autorisée, malgré un contrôle strict du budget, à acheter un carnet à couverture cartonnée dont les deux premières pages sont illustrées de cartes du monde et du Népal avec les anciens districts. Man nous expliquera maintes fois que cette division en bandes nord-sud était bien plus logique que la nouvelle division où les districts sont imbriqués sans justification géographique.

Le grand bazar de Neta

Neta Pokhara n’est pas très un beau village mais il règne dans ce bazar une ambiance très agréable et animée. Contrairement à Chinkhet Bazar qui est tout en longueur, Neta Pokhara est organisé autour de sa place centrale qui occupe le plat du col et est entourée de boutiques qui empiètent légèrement sur le départ des pistes vers Banphikot, Sherpo Lake , Kanda et sa bifurcation vers Simtaru.

Comme la place occupe tout le plat du col, de nombreuses échoppes sont construites sur pilotis, au-dessus du vide. Au moment de la mousson, de gros glissements de terrains les mettront en péril ou les détruiront. Une des amies de Brigitte a installé une petite remorque mobile fermée en tôle en bord de place pour y faire son shop. Elle est ainsi en sécurité. Comme elle habite à Kanda, elle dort souvent dans sa « remorque-shop ».

Chaque après-midi, la grande place de Neta Phokhara en terre battue se transforme en terrain de volleyball. Les jeunes plantent deux poteaux en bois et tendent un filet dont Laurent critique la hauteur réglementaire lorsque Brigitte vante la dextérité des joueurs ! Les deux équipes qui s’affrontent sont soit masculines, soit féminines mais il n’y a pas d’équipes mixtes. Féministe convaincue, il est difficile mais objectif à Brigitte d’admettre que les hommes jouent extrêmement bien alors que les femmes ont encore quelques progrès à faire… Elles ont dû commencer l’entraînement récemment !

Cini, churot et masu !

De retour à Lochabang, Brigitte fait un aller-retour à Chinkhet car Didi n’a plus de cigarettes. Elle croise Man qui lui dit « pour fêter la fin de la récolte du blé, vous êtes invités ce soir par mes parents à manger la viande de chèvre que je viens d’aller chercher. J’ai oublié le sucre. Pourrais-tu le ramener car sinon mon père va être fâché ? ».

Au retour de Chinkhet avec cini (sucre) et churot (cigarettes), les amis Magar de Lochabang l’appellent car Laurent est avec eux pour la découpe d’un buffalo en parts égales entre tous les acheteurs. La masu (viande) de buffalo, interdite aux Chetris, est environ deux fois moins chère que la viande de chèvre.

Partage de la masu de buffalo

Le chien Google vagabonde dans ce champ de la tentation où une balance ancienne assure l’équité du partage. Chaque lot consiste en une part de viande et une part d’abats soigneusement lavés. Toute cette viande répartie en petits tas sur le champ n’est pas un spectacle pour végétariens !

Soirée festive

Nous mangeons le dal bhat avec soupe de chèvre chez Didi et Dazu. A chaque fois qu’il y a de la soupe de chèvre, Man achète pour sa maman et lui du raksi chez les Magars. Dazu ne boit plus une goutte d’alcool depuis qu’il est le prieur de Dhami. S’il dérogeait à cette interdiction, il mettrait en danger Dhami lorsqu’il entre en transes et réalise des choses invraisemblables comme boire de l’huile bouillante.

Les buffalos de Dazu sont plus paisibles

Les soirs de fête, Dazu s’autorise néanmoins une bière car il considère que ce n’est pas de l’alcool. Man part donc à Cherakhet lui en acheter une bouteille et ira chercher du raksi à son retour dans le quartier Magar.

Le temps passe. Nous attendons le retour de Man dans la cuisine. Dazu s’impatiente car il va manquer la diffusion de Ramayan. Man finit par rentrer assez tard, très très gai. Jessica lui dit « tu sens le raksi ». Elle n’a pas tort. Ses amis Magars ont dû lui faire tester le raksi qu’il venait leur acheter. Didi sert son fils. Elle attend toujours Man avant de se servir en dernier. En mangeant, Man se livre à de nombreuses confidences.

Ce matin, nous avions prévu pour demain le départ pour un circuit de trois jours. Vu l’état de son fils, Didi lui demande de reporter notre escapade. Peut-être est-elle inquiète de ne pas le revoir de si tôt. Quand Man s’échappe, on ne sait jamais combien de temps cela peut durer. Pour rassurer sa mère, Man nous dit en riant à gorge déployée : « il ne fait pas beau, nous annulons ».

Comme notre périple est annulé, nous nous couchons à Horlabot sans préparer nos sacs à dos.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *