Mercredi 18 mars 2020. Osta nous guide le lendemain matin à travers la dense forêt. Armé d’un khukuri emprunté à notre porteur de Phagam, Man ouvre le chemin perdu avec les années. Nous débouchons sur la crête au niveau d’un collet où est érigé un magnifique chautari, signe que ce chemin était autrefois bien plus pratiqué. L’effort est récompensé par un panorama magique sur toute la chaîne West Dhaulagiri. Au loin, nous apercevons les 8167m de la « montagne blanche », le Dhaulagiri.
Le chemin se perd dans la végétation. Man reprend la machette pour découper un passage qui malgré ses efforts exige de notre équipe beaucoup de détermination pour extraire les dokos des broussailles rebelles. Nous prenons de l’altitude et sortons de notre tunnel de verdure pour découvrir une grande prairie. La vue est enfin dégagée. Il est dix heures. Nous faisons une pause bien méritée pour admirer la Putha Hiunchuli et les montagnes voisines, le Churen Himal et le Gurja Himal.
La légende de Here
La carte indique Majhin Dhuri. C’est ici que nous imaginions faire étape hier. Cependant, Osta préfère appeler cet endroit Here Kharka. Nous écoutons religieusement Man nous raconter avec grand sérieux la légende de Here. Y croit-il ? Impossible de l’affirmer avec certitude tant il aime à s’amuser de tout mais il est convaincant. Il devient notre guide spirituel ! Ces histoires de mauvais esprits et de fantômes, transmises oralement dès le plus jeune âge de génération en génération, sont omniprésentes dans l’imaginaire collectif et les croyances locales.
Here est un mauvais esprit. Il surgit derrière vous en sortant de la forêt accompagné du son rauque d’une complainte « Here, Here » venue de la nuit des temps. Il se rapproche de vous. « Here, Here ! ». Il vous saisit par les jambes et les dévore. « Here, Here ! ». Satisfait, il repart hanter la forêt.
Osta nous accompagne encore un moment. Il veut nous montrer une source un peu plus loin. Hélas, en ce début de printemps, les rhododendrons sont flamboyants mais la source ne coule pas encore. Cet alpage ferait un camp magnifique à l’automne après la mousson.
Osta doit nous quitter pour retrouver les siens. Nous le remercions chaleureusement pour son accueil. Avant de rebrousser chemin, il nous invite à revenir chez lui.
L’eau, un bien si précieux
Nous sommes confrontés à un dilemme : continuer sur la crête ou partir à flanc en direction d’un village. Craignant de ne pas trouver d’eau, nous choisissons la deuxième option. Le sentier est très agréable. Bientôt, nous arrivons à une petite maison inhabitée. La transhumance vers les alpages n’a pas encore commencé. Un filet d’eau irrégulier coule du tuyau. Bhim décide qu’il est temps de s’arrêter et commence à installer sa cuisine.
Nous montons avec Yadu et Prem en suivant le tuyau. Une centaine de mètres plus haut, nous trouvons une autre maison. Le débit est plus important. Nous laissons nos compagnons remplir le bidon et redescendons annoncer la bonne nouvelle à Bhim, notre cook grognon.
Après le repas, nous reprenons le sentier jusqu’à notre point d’eau. De l’autre côté d’une large combe boisée, nous pouvons voir un village. Il s’agit certainement de Mahjibang. Pour une raison mystérieuse, nous nous mettons tous en tête que la petite sente doit y mener et commençons une descente scabreuse au milieu d’une forêt primaire. Sans repère visuel, au fil de cette progression épique, nous découvrons la complexité du relief. Les vallons se succèdent. Il nous faut souvent remonter une pente pour contourner un arbre couché ou une petite barre rocheuse. Man est à l’aise dans ce terrain exploratoire. Nous gardons l’équipe à vue pour préserver le moral des troupes. Man déplore que ses compatriotes aient perdu le goût de l’exploration pour se complaire sur les chemins balisés, bordés de lodges des régions touristiques.
Le chemin des pèlerins
Délivrance, nous venons de rejoindre un sentier qui arrive du bas, du village de Mahjibang à 2200m. Regroupement général après avoir traversé un torrent. Tout le monde est soulagé de retrouver le large chemin des pèlerins balisé par le National Trust for Nature Conservation (NTNC) qui conduit au Jaljala. Néanmoins, suivre la crête eût sans doute été plus facile…
Juste au pied du village, en face d’un champ de pommes de terre, nous tombons sur un nouveau sanctuaire. Un totem en bois entouré de deux pieux sur lesquels sont attachés un trophée de cornes de chèvre et un autre de cornes de bovidé. La sculpture est naïve et de toute évidence récente. Cette statue affiche une ressemblance frappante avec les représentations primitives du dieu Masto, un culte ancestral qui survivrait donc encore dans ces régions isolées de l’ouest du Népal.
Nous remontons le village aux maisons alignées sur une ligne de crête pour prendre la direction d’Okhreni que nous n’atteindrons pas aujourd’hui. L’équipe est épuisée par cette marche difficile sous la chaleur humide du couvert végétal. Une source d’eau et une terrasse récoltée feront un camp idéal à 2580m.
A peine arrivé, Modan s’empresse de récolter avec dextérité des orties très urticantes, qu’il convient de ne pas effleurer pour éviter des douleurs insupportables qui peuvent durer des heures entières. Il les étalera ensuite sur une bâche pour les saupoudrer de farine, ce qui a pour effet de chasser les insectes réfugiés dans les plantes. De son côté, Dorje taille une robuste spatule en bois.
Chang et dhido en guise de réconfort
Nous suivons Bhim et Man partie rendre une visite de courtoisie au propriétaire de notre terrain de camping improvisé. Une vieille dame dirige l’araire tractée par une paire de bœufs. Un travail très physique. Où cet être d’apparence si frêle va-t-il puiser cette énergie ? Autrefois, cette tâche était l’apanage des hommes. La présence de femmes derrière les charrues est un effet collatéral de l’émigration massive des hommes. Une forme d’émancipation ? Hélée par Bhim, elle interrompt son labeur pour venir nous voir. Man lui explique que nous nous sommes installés dans son champ. Elle refuse toute forme de compensation financière. Bhim lui achète un bidon de chang en échange de son hospitalité et pour calmer la colère latente de l’équipe qui n’a guère apprécié l’étape.
De retour au camp, nous nous mettons tous en quête de branches mortes car ce soir ce sera dhido au feu de bois pour tout le monde. Bhim s’occupe de la soupe d’orties. Notre porteur de Phagam s’empare de la spatule et remue la polenta pendant toute la cuisson. Pour cuisiner le dhido, il faut être costaud.
Le dhido est fameux. Nos compagnons Magar et Rai, installés à Katmandou depuis des années, sont originaires du Solokhumbu. Ils semblent heureux de retrouver ce plat traditionnel de leur village. Le chang répond à nos attentes et adoucit les tensions. Après le repas, l’équipe s’éclipse par petits groupes pour rendre le bidon vide à sa propriétaire. Nous les entendrons rentrer un peu plus tard. Leur gaîté trahit l’hospitalité de la didi. Elle devait avoir une petite réserve de chang !