Jeudi 16 avril 2020. Réveil 5h00, Laurent est serein au paradis de l’oiseau qui crie. La menace du coronavirus ne l’atteint pas. Brigitte est plus inquiète mais uniquement pour sa liberté. Ce matin, elle part pour une immense balade en se cachant des regards car le potentiel cas de Magma a ravivé les peurs.
Man nous apprend que le moulin de sa sœur Bina a été fermé par la police pour éviter les regroupements. Le lockdown se durcit.
Laurent s’attaque à la cinquième ligne de l’alphabet devanagari. Un mois pour apprendre vingt-cinq consonnes… Décidément, la méthode d’apprentissage « Man » ne nous convient guère.
Les réfugiés sur Radio Sani Bheri
Man a invité un journaliste de Radio Sani Bheri à venir faire un reportage sur nous. Il passe un long moment à lui expliquer pourquoi et comment nous nous retrouvons ici. Dans les jours qui suivront, les postes de radio de tous les foyers diffuseront régulièrement un message sur les deux réfugiés français de Horlabot. Cette nouvelle initiative de notre ami finira de nous assurer un accueil bienveillant de tous les habitants de la vaste municipalité rurale de Banphikot.
Après avoir raccompagné le journaliste à Lochabang, Man remonte en portant sanglée sur son front une vieille brouette rouillée qui pèse un âne mort. Selon lui, cet outil devrait permettre d’évacuer plus efficacement la terre et de réduire la facture des travaux de terrassement. Gangaram et Bulldozer se montrent très perplexes quand ils constatent que la roue est totalement crevée et que son axe de rotation est bloqué. Qu’à cela ne tienne, Man se lance dans la réparation de cette brouette de fortune.
Dorje et Modan ont accepté de retourner travailler pour Dazu. Ils acceptent la rémunération appliquée au Rukum pour les travaux des champs. Bhim et DiBi préfèrent rester tranquillement à Horlabot trouvant qu’elle est en dessous de leurs standards habituels.
Indispensable posalo
Man s’empare d’un posalo pour réparer la brouette. Cette pioche mono-dent est l’outil universel au Rukum. Son manche très court impose à tous de se plier en deux pour travailler dans les champs. Sa simplicité rend ce pic très maniable et très efficace.
Man assène de grands coups de posalo sur l’axe de la roue pour la débloquer. Il y parvient finalement en dégripant la tige avec un peu de kérosène prélevé sur nos réserves devenues inutiles depuis que nous cuisinons au feu de bois. Pour que l’engin soit opérationnel, il faut encore redonner vie à un pneu dépourvu de chambre à air. Les Népalais débordent de ressources. Nous utilisons le posalo comme démonte-pneu pour sortir le caoutchouc élimé de la jante. Bhim amusé par l’opération vient nous donner un coup de main. Après avoir garni l’intérieur du boyau de vieux sacs de riz, nous replaçons le pneu avec peine sur sa jante en utilisant plusieurs posalos.
Nous sommes fiers du résultat. Notre roue « gonflée » astucieusement tourne. A vide, la brouette semble utilisable. Il ne reste plus qu’à la remplir de terre pour prouver à Gangaram et Bulldozer qu’elle leur sera utile.
Chaubage et battage
Laurent descend à Lochabang pour participer à l’égrenage du blé et retrouve Brigitte de retour de son escapade matinale. Brigitte et Dorje font des aller-retour entre le champ et la maison pour porter les bottes jusqu’au seuil de la porte de la pièce dévolue au battage. Leurs techniques très différentes s’avèrent tout aussi efficaces : de nombreux trajets pour Brigitte qui les porte par petites quantités dans ses bras, de grosses charges pour Dorje qui transporte des ballots de gerbes sanglés sur son front. Tous deux sont admiratifs du travail de l’autre.
A l’intérieur de la pièce, Modan et Dazu travaillent très dur dans une atmosphère irrespirable de poussière. Ils s’emparent des gerbes par l’extrémité des tiges qu’ils serrent des deux mains et frappent les épis contre une planche pour faire éclater l’enveloppe des grains. Cette méthode s’appelle le chaubage. Elle présente le mérite de ne pas détériorer la paille si précieuse pour les animaux.
Laurent prend place aux côtés de Didi pour terminer l’égrenage des gerbes jetées à l’extérieur par Modan et Dazu sur une grande bâche bleue qui couvre le sol de la cour. Il répète les gestes appris deux jours auparavant : ouvrir la gerbe sans la délier d’un tour de poignet pour inspecter le centre à la recherche d’un épi « oublié » par le chaubage, puis frapper avec force et délicatesse le haut de la gerbe tenue la tête en bas pour faire tomber les grains qui se seraient cachés entre les brins de paille. Les bottes dégarnies sont jetées plus loin sur un tas qui commence à être relativement imposant.
L’équipe tourne à plein régime mais Modan et Dazu ont du mal à suivre le rythme car ils doivent sortir fréquemment pour respirer tant la chaleur et la poussière ont envahi leur espace de travail. Ils sont couverts de fragments de paille qui s’incrustent dans les pores de leur peau. Malgré la chaleur, Dazu nous a recommandé de porter des manches longues pour ne pas subir cette désagréable agression.
Un jeu de patience
Les gerbes s’amoncellent sur le seuil. Brigitte se trouve alors un nouveau rôle qui lui permet de rester en mouvement : monter la paille jusqu’à la maison des buffalos. Jessica se joint à elle dans un ballet ininterrompu. Dix mètres de montée, dix mètres de descente. Elles s’offrent un véritable exercice de fractionné. Rapidement, elles ne savent plus ou déposer les gerbes qui s’accumulent maintenant au pied de l’escalier qui permet d’accéder à la grange, une sous-pente sous la toiture de l’étable. Dazu confie alors à Laurent le soin d’empiler les gerbes sous le toit de l’étable. Suspecterait-il Brigitte et Jessica de simplement vouloir jeter les bottes en vrac ?
Ce travail de rangement des bottes de paille dans le grenier de la maison des buffalos est plus délicat qu’il n’y paraît. La faible hauteur interdit de se tenir debout et le volume de l’espace de stockage s’avère particulièrement réduit. Comme si ça ne suffisait pas, Dazu indique à Laurent que tout doit tenir dans la moitié de la pièce pour laisser de la place pour la récolte des champs de Cherakhet.
Ce jeu de patience et d’ordonnancement optimisé convient parfaitement à Laurent qui aligne les gerbes, les tasse et arrive à remplir tous les espaces entre les poutres. Inévitablement, sa tête rencontre une poutre quand il vient chercher les bottes que Brigitte et Jessica lui déposent sur le seuil de la porte en haut de l’escalier. Sous les tôles, c’est une vraie fournaise. Les gouttes de sa sueur qui tombent sur le plancher s’évaporent en quelques secondes.
Touchés en plein cœur
Dazu sera vraiment content quand il découvrira en fin de journée comment Laurent a accompli ce travail qui est une grosse corvée ! Demain, Dazu demandera à Laurent de poursuivre ce travail de rangement. Didi et Dazu nous gratifierons même d’un « ramro kaam », c’est-à-dire « joli travail », ponctué d’un exceptionnel « dhanyabad ! ». Ce « merci » nous fait chaud au cœur car nous avons enfin le sentiment d’avoir été utiles sachant qu’au Rukum, comme dans tout le Népal, remercier n’est pas une simple formule de politesse employée à la légère.
Man nous confirme que ses parents sont très heureux que nous les ayons aidés. Nous sommes vraiment touchés.
Les habitants de Lochabang nous ont regardés faire. Nous avons franchi une première étape vers notre adoption comme membres à part entière par le village.
Le battage du blé sera terminé le lendemain par la même équipe. Nous aurons de la chance, il ne pleuvra pas pendant les deux jours de battage.
Des provisions pour le camp de réfugiés
La municipalité rurale de Banphikot a fait livrer à Lochabang pour les réfugiés de Horlabot un sac de 30 kg de riz et un autre contenant 3 kg de lentilles, 2 kg de sel et 2 litres d’huile. Dazu inspecte tout le colis. Il trouve que la municipalité a bien agi et en est fier mais refuse de prendre quoi que ce soit. Deux autres travailleurs népalais bloqués dans le district du West Rukum depuis le début du lockdown ont également reçu leur colis de survie.
Nous devenons officiellement les réfugiés de Banphikot !