Accueil > Népal > Confinés mais libres > Réveillon du bout du monde

Réveillon du bout du monde

Dimanche 12 avril 2020. Réveil 5h00, rituelle écriture du carnet à la frontale dans la pénombre de la tente en buvant un bon Nescafé fait à l’eau du thermos. Nous commençons à rationner les doses sous les moqueries joyeuses de notre oiseau que nous allons enfin réussir à capturer … Rassurez-vous ce n’est qu’une photo, nous ne mourrons pas de faim !

Nous voulons souhaiter l’arrivée de la nouvelle année avec l’équipe mais ce soir nous sommes invités chez les parents de Man. Nous ne pouvons refuser cet honneur et ce plaisir. Comme l’équipe n’est pas invitée à Lochabang, il ne nous reste qu’une solution : enchaîner deux réveillons. Il nous faut trouver de la « massou » (viande) de bacra (chèvre) pour notre festin à Horlabot.

En fait de chèvre, ici, ce sont les kazi, les jeunes mâles castrés, qui passent généralement à la casserole. Cette denrée est onéreuse : il faut compter 600 roupies par kilogramme soit l’équivalent du salaire quotidien d’un ouvrier. Cependant, elle est surtout très rare car la viande est réservée avant même que l’animal ne soit tué ! Lors des grandes fêtes annuelles, l’usage voulant de manger un peu de viande, la demande est très importante. Comment allons-nous faire pour nous en procurer ?

Dernière balade de l’année

Pour terminer en beauté l’année népalaise, Brigitte connecte toutes les explorations précédemment faites, se faisant enfin le plaisir d’une immense boucle. Elle déguste ces instants de vie et de liberté après avoir eu peur de ne pouvoir faire que quelques ronds dans l’eau autour de notre refuge. Elle bénit chaque jour le chef de la police de Banphikot !

La durée de la balade n’est maintenant plus proportionnelle au nombre de kilomètres ou au dénivelé ou à la recherche de chemin mais au nombre d’ami(e)s rencontré(e)s et de nouvelles connaissances faites.

Dès que Brigitte arrive le premier enfant qui la voit prévient les autres « Aunty, aunty ! » . Toute une petite troupe converge alors pour marcher derrière elle comme s’ils avaient trouvé leur Forest Gump. Les enfants doivent malheureusement faire demi-tour avant d’avoir atteint le Pacifique. Quitter leur Aunty est un véritable crève cœur, ils tentent toujours une dernière question pour la retenir et attendent le rassurant « boli betaula » (à demain) que leur lance cette visiteuse pour eux si intrigante.

Pendant ce temps-là

Quand Brigitte quitte la tente, Laurent s’adonne à son tour au rituel de l’écriture et du café. Il en résulte deux journaux de bord qui se complètent avec des tranches de vie en parallèle et souvent des éclairages très différents sur les choses vécues en commun. Concilier tout cela dans un seul récit est enrichissant et parfois conflictuel…

Pour la fluidité, nous nous apercevons qu’il faut à l’occasion prendre un peu de liberté avec la chronologie des faits.

Laurent préfère aider Man au camp et n’accompagne Brigitte que lorsqu’elle a déjà reconnu les chemins et fait connaissance avec les gens. Une façon d’optimiser son temps mais aussi de se préserver de la chaleur intense.

Le partage du kazi

Ce matin, Man est venu chercher Laurent après le départ matinal de Brigitte pour lui montrer le découpage et le partage de la viande chez son oncle, Ardu. Au passage, Man dévoile à Laurent le petit autel ensanglanté où Ardu et Dazu ont sacrifié face aux dieux le petit kazi de 13kg.

L’animal est découpé et les morceaux ont été répartis en lots le plus équitablement possible. Tout se mange y compris le cuir de la peau. Maintenant, il faut ajuster le poids de chaque part à l’aide d’une balance à fléau. Sur un des plateaux, Ardu a posé un sac de sel de 1kg en guise de tare.

Le partage de la viande

Man dit à Laurent que sa famille a déjà tout prévu. Ardu nous offre un kilogramme et demi de viande pour notre réveillon avec l’équipe. Encore une fois, il est impossible de refuser !

Retour à la case départ

A Horlabot, les travaux de décaissement de tous les « petits » glissements de terrain tombés de la terrasse supérieure où pousse le blé de Dhami sont terminés. Gangaram et Bulldozer ont fait un sacré travail. Les pieds des bananiers plantés sur le flanc inférieur de notre propre terrasse sont ensevelis sous cinquante centimètres de remblai. A notre grande surprise, Man nous dit que cela leur fera le plus grand bien.

Le futur « homestay » prend maintenant fière allure avec son beau terrain plat. Dazu insiste pour que nous réinstallions notre tente entre les deux maisons car il pense qu’elle y sera mieux protégée en cas de tempête orageuse comme celle que nous avons déjà essuyée. Nous nous exécutons sans hésiter pour profiter d’une vue plus dégagée.

Nous écrivons un SMS à Namgyal avec un message pour Renée lui demandant de prendre par téléphone des nouvelles de nos amis du Sappey, le sympathique hameau où nous habitons en Haute-Savoie. Namgyal nous appelle aussitôt pour nous dire qu’à Katmandou la situation est catastrophique ; les gens se sentent en prison. Eux sont privilégiés car ils sont dans une grande maison. Il nous souhaite une bonne année.

Le battage traditionnel

Nous descendons à Lochabang pour aider les parents de Man à battre la première récolte de blé. Le battage proprement dit se passe au rez-de-chaussée de la maison, dans la pièce centrale qui a été nettoyée pour l’occasion. Une planche robuste qui a vu passer les années et de nombreuses récoltes est posée contre le mur, légèrement inclinée. Les gerbes de blé sont posées sur le seuil de la porte. Dazu en saisit une et la frappe énergiquement contre la planche. Les grains et l’ivraie volent à l’intérieur pour créer une atmosphère suffocante dans le local étroit. La chaleur et la poussière en suspension rendent l’air irrespirable.

Battage traditionnel du blé

Quand la gerbe a donné tout ce qu’il était humainement possible d’en extraire, Dazu la jette par-delà l’ouverture de la porte et s’empare de la suivante. Ce ballet est souvent entrecoupé de pauses pour aller respirer de l’air plus frais à l’extérieur du réduit dont le sol commence à se couvrir de grains.

Didi, assise en tailleur dans la cour sur une bâche, termine le travail en reprenant une à une les bottes battues par Dazu. Elle arrache les épis qui ne se sont pas détachés et écartent ensuite les tiges dans un mouvement de rotation appliqué simultanément avec les deux mains qui permet de faire sortir celles du centre vers la périphérie. Didi frappe ensuite la gerbe avec un bâton en guise de fléau pour faire tomber les grains récalcitrant et ceux déjà détachés pris au piège entre les tiges. Elle jette le fagot dénudé de ces grains sur un tas qu’il faudra ensuite monter à la maison des buffalos et ranger avec méthode sous le toit de la stabulation.

Enfin utiles !

Ce travail semble à notre portée. Nous nous installons avec Didi qui nous montre par le geste comment nous devons procéder. Nos premiers essais sont maladroits. En ouvrant sa première gerbe, Laurent délie les tiges. Zut encore raté ! Didi et Dazu s’amusent de nos mouvements gauches. Ils semblent très heureux que nous soyons spontanément venus les aider.

Avec Didi, aucun grain de blé n’est perdu !

Didi rit aux éclats en montrant à Laurent comment rattacher solidement la gerbe qui vient de se désagréger. Les tiges ayant séché, l’opération est devenue plus difficile. Nous passons plusieurs heures ainsi à leurs côtés. La maman de Man qui ne perd jamais un grain est ravie de notre application. Au début, elle doit même tempérer notre ardeur qui risquerait de briser la paille en menu fragments !

Les passants amusés de nous voir au travail

Petit à petit, nous prenons nos marques. Tant et si bien que Didi peut nous laisser continuer seuls, sous le regard intrigué des passants, pour aller faire le thé. Notre journée de travail est terminé, nous remontons prendre une douche à Horlabot.

Le raksi au cœur de la culture

Pour faire patienter nos compagnons le temps de nos agapes à Lochabang, nous décidons de leur offrir, une fois n’est pas coutume, un bidon de raksi. Ils sont ravis de cette attention. Dibi nous accompagne avec joie pour faire le plein de ce délicieux carburant…

Le raksi n’est pas vendu dans les boutiques. On le trouve seulement dans l’arrière-cuisine de quelques didis Magars qui en distillent. Au début de l’insurrection, les maoïstes ont voulu interdire la consommation de boissons alcoolisées. Cette initiative a été globalement bien reçue par les Népalais conscients du ravage causé par l’alcool. Ceci faisait partie des quarante demandes soumises au Premier Ministre avant le début de la révolution au même titre que le respect de tous les groupes ethniques et de leurs cultures respectives.

Les têtes pensantes du mouvement n’avaient pas vu la contradiction dans leur programme : le raksi faisait intimement partie de la vie, voire de la culture, des Magars de la « zone rouge », ceux sur lesquels ils se sont appuyés pour lancer la lutte armée. Ils ont vite du tempérer leurs ardeurs restrictives face à la fronde des didis Magars pour qui la vente du breuvage interdit représentait une manne substantielle et même vitale pour bien des femmes seules, veuves ou divorcées.

Des interdits contournés

Les normes sociales du système de castes interdisent aux Chetris de boire de l’alcool. En pratique, les Chetris feignent souvent de ne pas consommer de raksi mais personne n’est vraiment dupe.

A Lochabang, toutefois, aucune famille Chetri ne produit son propre raksi. Peut-être pensent-ils ainsi atténuer la colère des dieux ? Cela leur permet de traverser la rue le soir venu pour entretenir les liens d’amitié entre les deux communautés. Pour Didi, il est hors de question de consommer de la viande sans un verre de raksi. Dazu, en tant que prieur, respecte quant à lui les injonctions religieuses tout en les adaptant. Ainsi s’accorde-t-il une bière qui n’est selon lui pas vraiment de l’alcool !

Un interdit est cependant scrupuleusement respecté par les Chetris : cuire le poulet, considéré comme impur, est formellement interdit à l’intérieur de la cuisine. Quand Didi en cuisine pour faire plaisir à Jessica, elle doit impérativement le faire à l’extérieur. Dazu lui n’en mange pas. Encore une fois, sa fonction de prieur lui impose des contraintes alimentaires. Il raffole du poisson et se délectera des boîtes de thon que nous avions achetées pour le trek.

Avant-soirée chez Arka Pun

Nous partons avec Man et Dibi chez Arka Pun pour acheter du raksi. Ce dernier est un Magar. Il n’est donc pas surprenant que son épouse distille la boisson que nous convoitons. Arka Pun nous reçoit très chaleureusement. Il nous sert du chang et sa femme nous prépare des petites omelettes épicées. Nous devons nous résoudre à quitter Arka Pun car Didi et Dazu nous attendent. Nous laissons Dibi qui ne peut cacher qu’il est ici en terrain connu. Nos compagnons ont pris leurs habitudes dans ce quartier. Il remontera plus tard à Horlabot avec son bidon rempli de raksi pour toute l’équipe.

Réveillon en famille

Les parents de Man ont fait place nette sur la terrasse au-dessus de la cuisine pour l’occasion. Quand nous arrivons, tout est déjà prêt. Ils ont installé les sakatis, des coussins plats assemblés faits en toile de sac de riz, pour s’asseoir par terre.

Un festin royal nous attend : pickles, yogourt, raksi, snacks de chèvre grillées, soupe de chèvre, tarkari, dal bhat et une papaye pour le dessert ! Nous leur apprenons que chez nous, ce dimanche de Pâques est aussi un jour particulier. Il est l’occasion d’une grande fête familiale. Ce soir, loin de chez nous, nous avons la chance d’avoir une nouvelle famille. Nous sommes émus et très heureux de partager ce moment avec eux !

Réveillon en famille à Lochabang

Demain, en France, le lundi de Pâques aura certainement un goût bizarre. Le corona remplace le chocolat. Nous avons appris qu’il y a déjà 13’000 décès dans notre pays.

Réveillon avec l’équipe

Nous rentrons plus tard que prévu au camp. Toute l’équipe nous attend. Ils ont préparé la soupe de chèvre. Nous passons un agréable moment tous ensemble. Nous partageons donc notre deuxième repas de fête et quelques rasades de raksi dans une ambiance joyeuse.

Réveillon avec l’équipe à Horlabot

Cette soirée du nouvel an était déjà émotionnellement très forte. La touche finale arrive quand Namgyal nous transmet un message de Renée. En fait, nos amis du Sappey venaient de l’appeler pour avoir de nos nouvelles avant qu’elle ne les contacte à notre demande. Nous sommes émus aux larmes qu’ils se soient inquiétés de nous.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *