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De Thabang à Mahat

Mahat, un village très animé

Samedi 21 mars 2020. Man a eu une longue discussion avec Bhim hier soir. Pour tenter de calmer les esprits, Man a accepté que nous nous séparions du sympathique et compétent porteur de Phagam pourtant recruté à la demande de Bhim. Nous ne comprenons rien et faisons confiance à Man pour trouver le chemin dans le labyrinthe de l’esprit versatile de notre cook imprégné d’une culture si différente de la notre. Le porteur ne semble pas mécontent du compromis trouvé par Man. Il va rentrer en jeep jusqu’à Sulichaur.

Le dispositif convenu avec Namgyal pour communiquer nos familles fonctionne au-delà de nos espérances. C’est une première car auparavant nous ne ressentions pas ce besoin de garder le contact permanent avec nos proches. Nous nous sommes adaptés à cette situation sanitaire inédite autant pour tranquilliser nos mères, familles et ami(e)s que pour nous rassurer nous-mêmes sur leur état santé. Le procédé est tout simple : nous écrivons un SMS à Namgyal qui le transmet à Renée par email ; Renée appelle Nicole, pour qui internet reste un monde mystérieux. Les nouvelles de tout le monde nous reviennent en suivant le chemin inverse en moins d’une journée grâce aux divers coups de fil de Renée à la famille et aux ami(e)s. Diaboliquement efficace !

La France confinée

Ce matin, Man a donc reçu une salve de SMS qui relaient la réponse de Renée. Nous découvrons qu’un confinement très strict vient d’être décrété en France. Les gens sont assignés à résidence, isolés et privés de lien social. Les écoles ont fermé leurs portes comme tous les lieux de culture, la plupart des entreprises et des commerces. On ne parle pas encore de « non essentiel » mais l’esprit est déjà là.

Comme le plus fort symbole d’une vie dénuée de sens, les pensionnaires des EHPADs sont enfermés, privés de visite, ce droit fondamental qu’on accorde même aux criminels. Nicole se morfond de ne plus pouvoir jouer au bridge avec ses amis. L’intervention chirurgicale que Jean attend depuis si longtemps pour soigner son coeur a été reportée sine die. On déprogramme pour anticiper la saturation des hôpitaux qui semble être devenue inéluctable.

Nos compagnons sont secoués quand nous leur annonçons l’ampleur de la crise. Pour l’instant, leur pays est préservé mais avec une diaspora népalaise très dispersée, ils s’inquiètent pour leurs familles et leurs amis qui sont partis à l’étranger dans l’espoir d’y trouver une vie plus facile.

Sur la route des martyrs de la révolution

Sous un chaud soleil matinal, nous prenons la route de Mahat où nous comptons nous arrêter pour la pause de midi. Nous avançons d’un bon pas en compagnie de Durga sur ce Martyr Highway et ne tardons pas de franchir la frontière administrative séparant les districts du Rolpa et du Rukum, juste avant Dharamsala, 1760m. Il n’est que neuf heures et nous sommes déjà à mi-chemin de Mahat. Nous prenons donc le temps de découvrir le village. Ici, les drapeaux rouges arborant le marteau et la faucille ont disparu. Selon Man, les habitants ne seraient pas des fervents maoïstes. Peut-être que le nom de leur village, littéralement le refuge gratuit, explique leur neutralité en leur rappelant qu’ils doivent offrir leur hospitalité à tous.

Durga et Man découvrent l’affiche « Coronavirus »

En route, nous apercevons une grande affiche mettant en garde contre le coronavirus et décrivant par l’image les gestes barrières. A la réflexion, cette expression « gestes barrières » ne faisait pas encore partie de notre quotidien. Et d’ailleurs, depuis notre départ de Sulichaur, rien ne nous a rappelé le risque sanitaire suspendu au-dessus de nos têtes et de notre périple comme une épée de Damoclès.

Les mesures sanitaires imagées du Népal

Le virus est vite oublié quand, au détour d’un lacet, nous découvrons un Sisne majestueux qui se rapproche de nous. Insoutenable légèreté de l’être, comme dirait Kundera qui ne pensait probablement pas à l’évincement de la peur d’une pandémie au profit du bonheur ressenti à la vue du splendide et étincelant Sisne Himal. Que deviendrions-nous sans cette insoutenable légèreté qui permet au bonheur de jaillir sans être au programme ?

Lassés d’attendre l’équipe qui visiblement a bien du mal à récupérer de sa soirée trop arrosée, nous reprenons la route. Nous pénétrons dans le Rukum, le district de Man et de Durga. Mais Durga a-t-il un pays ? Il semble partout comme chez lui. Connu de tous, il a des amis dans tous les villages chez qui il peut loger et dormir. Durga est un « survoleur » de grands espaces. Brigitte se retrouve en lui. Tous deux tirent leur force des espaces montagneux infinis dont ils se sentent faire partie.

Une famille souriante sur la Martyrs Highway

Mahat et ses maisons bleues

Au loin, nous découvrons Mahat. Un magnifique tableau coloré où les maisons bleues au toit en pierres noires sont posées sur une crête qui domine des champs d’un vert étincelant. Derrière nous, nos compagnons n’ont pas encore attaqué la longue ligne droite que nous venons d’emprunter. Heureusement, en dehors du bus très matinal parti de Thabang avant nous, aucun véhicule ne circule sur cette piste poussiéreuse. Il est dix heures du matin. Bien qu’il soit encore bien tôt pour s’arrêter, Man appelle Bhim pour le rassurer et lui dire que nous attendons l’équipe à Mahat.

Mahat et ses maisons bleues

Mahat est un village très vivant. Un bus et une jeep y arrive chaque jour. De nombreuses petites boutiques proposent toutes sortes de marchandises, des légumes et des fruits. Les mandarines sont délicieuses. De l’autre côté de la crête, nous devinons maintenant en bas de la vallée une route asphaltée. Nous nous arrêtons à l’ombre près d’une fontaine. Il fait une chaleur à tomber.

Durga enfile son short et sa tenue de trailer, qui amuse autant les enfants que les adultes. Un jeune arrive. Lui aussi est équipé en coureur des montagnes. Durga fait des émules. Celui-ci est sourd et muet. Il a trouvé en Durga la force de surmonter son handicap et ses résultats font l’admiration de tous. Un autre ami de Durga arrive sur une énorme moto. Il est venu spécialement à Mahat pour nous rencontrer. Cet homme d’affaires est organisateur de trails et dirige une entreprise de travaux publics qui taille les routes du district. Durga n’a pas encore réussi à le convaincre de la nécessité de protéger la nature mais il ne renonce pas. Nous le supplions de ne pas construire de route jusqu’au Jaljala !

Durga dans son habit de lumière

Durga et son disciple partent à la rencontre de notre équipe dont le retard pris pour une étape si facile sans dénivelé est incompréhensible.

Un retard déroutant

A côté de la fontaine, il y a un kiosque, un lieu de rassemblement pour les femmes venues chercher l’eau dans de grandes jarres. Parmi elles une jolie bahini accompagnée de sa petite fille s’empresse d’aller chercher un homme qui parle anglais pour communiquer avec nous. Nous discutons de la vie en France et au Népal pendant que sa petite fille fait plusieurs tours du kiosque pendue par un bras ! Un adorable petit garçon nous offre des noix, quelle gentillesse ! Ces noix ont des coques quasiment incassables. Il y a très peu à manger à l’intérieur mais tout le monde en raffole.

Bhim arrive seulement vers midi. Les porteurs sont fatigués nous dit-il. Ces huit kilomètres quasiment plats ne peuvent justifier leur état. Auraient-ils trouvé une nouvelle source de raksi ?

Un homme du village nous aborde. Il est complètement ivre. Difficile de s’en défaire. Décidément, l’alcool devient le fil rouge de cette journée.

Man a désormais beaucoup de difficultés avec Bhim qui conteste toutes ses décisions, même les plus pertinentes. Aujourd’hui ne fera pas exception. Il refuse de prendre le repas au lieu abrité choisi par Man à côté de la fontaine du village. Bhim cherche vainement un autre endroit pour finalement revenir à la fontaine une demi-heure plus tard. Il en faut plus pour déstabiliser Man qui conserve sa bonne humeur.

Un dialogue impossible

Le reste de l’équipe finit par arriver. Man va leur parler et revient vers nous avec leurs doléances. Aujourd’hui ils veulent camper à Mahat ! L’idée ne nous réjouit guère mais nous n’avons d’autre choix que d’accepter. Nous redoutons de voir se répéter l’expédition « raksi » nocturne de la veille. « Ke garne ? », « Que faire? », pourrait-on dire en empruntant cette expression népalaise fataliste si présente dans les conversations.

Nous comprenons mieux le retard qui n’était en fait qu’une stratégie. Sommes-nous si obtus pour qu’ils en viennent à préférer la confrontation au dialogue ? Portons-nous le fardeau du vécu de ces hommes d’expérience ? Véhiculons-nous l’image de touristes se comportant comme des colons ? Cette défiance nous blesse.

Après une longue négociation, Man arrive à convaincre Bhim de monter camper sur une colline qui domine le village. Contradicteur invétéré, Bhim, qui ne connaît pas les lieux, préférait rebrousser chemin pour aller sur une autre colline. L’emplacement trouvé par Man est splendide. Nous avons même la vue sur le Jaljala.

La souffrance de Mahat

Nous profitons de cet arrêt forcé pour visiter les ruelles de Mahat. Sur la place du village, en face du poste de police, dont l’entrée est encore protégée par des sacs de sable, nous découvrons, derrière un tracteur mal en point, un panneau officiel du Guerrilla Trail qui relate en népalais et en anglais les événements qui se sont déroulés ici.

Ce village peuplé de Magars et de Dalits a payé un très lourd tribut lors de multiples affrontements avec ses cinquante-deux victimes. Le texte retrace les principaux faits de l’histoire locale, vue sous le prisme exclusif de la propagande maoïste. En septembre 1999, suite à l’attaque du poste de police, les rebelles maoïstes ont kidnappé Thule Rai, l’officier en charge de la zone, pour en faire leur prisonnier de guerre. Les représailles orchestrées par l’État allaient faire vingt-deux victimes. Le panneau évoque même un « massacre » en parlant des exactions de forces de police. Cependant, il oublie de mentionner les assassinats d’opposants du Nepali Congress perpétrés par les rebelles. Pris entre deux feux, les villageois allaient être ici les principales victimes de cette guerre civile.

Sans être hostiles, les habitants sont moins hospitaliers. On peut le comprendre. Et ce panneau devant lequel ils passent tous les jours ne les aident pas à oublier un passé encore bien présent dans toutes les mémoires. Sur les hauteurs de Mahat, une stèle commémore les martyrs de la révolution. Il doit être bien difficile de passer à autre chose.

Une stèle pour les martyrs de la révolution

Au milieu du village, la présence d’un bouddha doré dans ces terres hindouistes est incongrue. On pourrait y voir le seul signe d’une sérénité et d’une paix retrouvée après ces dix années de cauchemar.

Prem, le camarade maoïste

Quand nous remontons au camp, tout le monde a pu se laver et faire une lessive qui sèche au soleil accrochée aux arbustes qui entourent les tentes. Bhim a fini par retrouver ses esprits, satisfait d’avoir obtenu gain de cause. Il tente de nous donner des explications sur ce qui s’est passé aujourd’hui.

Revenir à Thabang a fait remonter à la surface des souvenirs difficiles, enterrés dans la mémoire de Prem, notre camarade du Rukum enrôlé contre son gré dans la guérilla et impliqué dans les sanglants combats de Mahat. Pour oublier ces tragiques heures, Prem a entraîné le reste de l’équipe dans des excès alcoolisés avant de traverser la nuit entre cauchemars terrifiants et sanglots répétés. Nous comprenons mieux la progression difficile. Nous sommes de nouvelles victimes collatérales de la révolution. Mais pourquoi ne pas nous en avoir parlé plus tôt ?

Bhim prépare un excellent dîner. Il a vraiment un fichu caractère mais c’est un cook de premier ordre.

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