Jeudi 21 mai 2020. Réveil 5h00 au paradis qui s’élargit au fil des jours. Nous ne voyons toujours aucun signe annonciateur d’un cyclone.
Alors que Brigitte prépare un carré de terre qui deviendra notre potager, l’oiseau lui crie : « Tu dois retourner à Gipsing ». Brigitte ne résiste pas à cette injonction et abandonne son posalo pour se rendre à Gipsing.
Laurent reste à Horlabot pour accomplir deux missions : ramasser du bois car notre stock s’amenuise et monter à Banphikot pour expédier une photo du courrier manuscrit de la « démission » de Brigitte de la liste électorale pour le second tour des élections municipales. Elle partage ainsi la démarche de dix-neuf de ses colistiers qui se retirent afin de laisser une chance à la seconde liste d’opposition puisque aucun accord de fusion n’a pu être trouvé. L’abnégation de ces démissionnaires soucieux de l’intérêt collectif lui réchauffe le cœur.
Conflit d’usage
Arrivé à Banphikot, IT Sir explique à Laurent qu’il devra attendre pour accéder à internet. En effet, Dharma KC assiste à une visioconférence d’une grande importance. Le responsable informatique veut s’assurer que toute la bande passante sera disponible pour cet entretien avec un ministre. Il a donc bloqué temporairement les autres accès.
Après deux longues heures, l’accès internet est rétabli. Hélas, quelques minutes plus tard, c’est une coupure d’électricité qui met un terme définitif aux possibilités de communication. La routine ! Dharma KC sort de son bureau et salue Laurent avant de monter sur sa moto pour rentrer chez lui. Il est toujours très attentionné à notre égard.
Retour à Gipsing
Brigitte a déniché un nouveau chemin au départ de Cherakhet pour monter à Gipsing. A son arrivée, les gens l’accueillent aussi chaleureusement qu’hier. Cependant, ils sont un peu inquiets qu’elle soit seule. « Ekle na jane » lui disent-ils, « Ne pas aller seule ».
Au monument commémorant les 26 morts maoïstes, Brigitte emprunte la piste qui descend à gauche. Aujourd’hui, elle ne découvrira pas où mène cette voie carrossable car, juste avant une ravine, elle l’abandonne pour un magnifique petit chemin qu’elle décide de suivre. Il semble se diriger vers Magma et dessert quelques maisons éparpillées au milieu des champs dont un petit magasin ouvert malgré le lockdown.
Les gens sont effrayés en la voyant. Brigitte tente de les rassurer en baragouinant quelques phrases « magiques » en népalais. Un homme arrive au shop. C’est le propriétaire ; il parle bien anglais car il travaille au Qatar mais est revenu dans son village pour le confinement. Brigitte discute longuement avec lui. Tout le quartier qui s’est rassemblé à l’occasion de sa venue est rassuré.
A partir de maintenant, elle n’aura plus aucun problème sur ce sentier reliant Gipsing à Magma et y sera toujours chaleureusement accueillie par les riverains.
Le prix des cigarettes a augmenté de 20% à Cherakhet. « Black market, lockdown ! » lui dit le propriétaire de la boutique avec son éternel sourire radieux.
Conflit de voisinage
Comme ce soir, nous sommes invités chez Harka Pun, nous nous rejoignons vers 18h à Lochabang chez les parents de Man. Un rassemblement inhabituel s’est formé devant la maison. Deux jeunes Magars bien imbibés de raksi et un couple Chetri s’affrontent dans une discussion très vive. Nous comprenons que l’objet du conflit est le tas de pierres déversé devant la maison du fils de Gangaram. La femme de ce dernier est très virulente à l’égard du jeune qui souhaite construire une maison plus haut dans le village.
La querelle semble faire resurgir des tensions communautaires. Deux groupes se sont formés de part et d’autre de Dazu, le sage qui est consulté pour résoudre le conflit.
Le ton monte ; tout le monde veut appeler la police. Jouant à merveille son rôle de médiateur, Dazu se met à parler très calmement. Nous ne savons pas trop ce qu’il raconte mais il apaisent les esprits. Très vite, tout ce petit monde s’éloigne pour aller boire ensemble du raksi chez un des Magars concerné. Enfin, tout le monde à l’exception Dazu qui n’a pas le droit de boire ! Le calme est revenu à Lochabang.
Chez Harka Pun
Nous montons dîner chez le chef maoïste Magar qui nous a invités. Lorsque nous arrivons, il est affairé à tailler à la hache des pièces de bois qui tiendront la tête des bœufs dans le double joug utilisé pour le labour.
Il nous installe sur deux fauteuils en plastique avec un verre d’eau et se met à piocher son jardin qui est entouré d’un filet. Il nous explique qu’il va cultiver des tomates. Nous ne comprenons pas le rôle du filet qui entoure mais ne couvre pas la plantation.
Chacun vaque à ses occupations et nous nous demandons si nous ne sommes pas arrivés trop tôt alors nous quittons vite nos fauteuils pour regarder, poser des questions et essayer d’aider. En fait, rien d’anormal car ici le travail fait partie de la vie et finalement nous sommes bien aises de constater que notre présence ne perturbe pas le cours des choses. C’est un peu comme si nous étions intégrés immédiatement à leur univers et la situation est bien agréable vue sous cet angle.
Au-delà des différences
Man aime beaucoup les grandes pièces de vie des maisons des Magars. Dans le cas présent, il s’agit d’une extension en tôle accolée à la maison. Chez nos hôtes, il y a un foyer à l’intérieur de la grande pièce de vie et un à l’extérieur. La femme de l’élu local maoïste cuisine sur les deux foyers mais c’est juste pour être plus efficace et non pour une raison de nourriture impropre à être cuite à l’intérieur comme c’est le cas chez Dazu et Didi qui sont Chetris.
Nous commençons le repas et soudain, comme par miracle, la barrière de la langue se fait moins sentir grâce aux efforts faits de part et d’autre. Le repas est délicieux : viande de buffalos, dal bhat, tarkari de légumes et succulent pickles. Nous sommes très sensibles à la présence de viande au repas car ici c’est signe de circonstances particulières. En France, nous faisons de même : la viande n’est servie que lorsque nous dînons avec des amis.
Au cours du dîner, la barrière de la langue se fait presque oublier et nous passons une formidable soirée discutant de nombreux sujets variés avec nos deux mots de nepali et les trois mots d’anglais de notre hôte.
Le chef maoïste nous apprend qu’il s’appelle Harka Pun Magar et sa femme Nanda Kumari Pun Magar. Il nous explique que les Pun Magars constituent une branche des Magars.
Famille recomposée
Nanda Kumari Pun est sa deuxième épouse mais que, contrairement à ce qui se passe chez l’oncle de Man qui vit tranquillement avec ses deux femmes, il est confronté à un divorce difficile. Le couple semble très complice. Lorsque nous parlons anglais, Harka Pun prend toujours le soin d’expliquer à sa femme, très impliquée dans notre discussion, ce que nous avons dit.
Harka Pun partage les tâches ménagères avec sa femme, fidèle au principe d’égalité homme-femme prôné par les maoïstes. Pendant la guérilla, il y avait une ferme modèle du côté de Pokhari, où nous sommes passés lors de notre périple de trois jours à Melchaur, dans laquelle combattants et combattantes appliquaient ces principes d’égalité que nous avons le bonheur de voir perdurer dans beaucoup de foyers ici.
Harka Pun a six enfants de ses deux femmes. Sa fille de seize ans, Oniu, et son jeune garçon de sept ans, Bissa, vivent ici et discutent agréablement avec nous grâce à l’anglais appris à l’école. Pour une obscure raison, ils ne seront pas conviés à dîner avec nous.
Le mirage qatari
Les autres enfants vivent chez la première femme d’Harka Pun à l’exception de son aînée qui travaille au Qatar où elle garde seule les enfants d’un couple de Qatari qui vit aux Etats-Unis.
Elle gagne entre 15000 et 16000 roupies par mois selon le cours du ryal qatari. Ici, le montant des salaires n’est pas un sujet tabou. Nous sommes bien loin du revenu moyen des habitants de ce riche pays qui avoisine les 5000 dollars mensuels…
Harka Pun nous explique qu’il l’appelle souvent par internet car la famille lui manque et son contrat stipule qu’elle doit rester trois ans avant un premier retour au Népal ! Néanmoins, elle a la chance de ne pas avoir subi le sort de ses compatriotes mis de force dans l’avion du retour dès les prémices de la pandémie.
Autonomie énergétique
Nous abordons le problème de l’électricité et de la micro-centrale de Bakle au pied du lac Syarpu. Harka Pun nous apprend qu’elle approvisionne Chinkhet Bazar, Jhula, Lochabang, Kibane, Sandanbura, Tarshibang, Cherakhet. Notre hôte s’étonne que nous connaissions le nom de tous ces villages. Brigitte est très contente de pouvoir les citer dans l’ordre d’apparition entre Chinkhet et Cherakhet !
Harka Pun nous apprend, sous le regard approbateur de sa femme, que la centrale de Bakle a été construite il y a environ quarante-cinq ans par les Japonais qui l’ont transmise il y a quinze ans à un consortium privé népalais. Elle peut fournir une puissance de 250 kW.
L’élu maoïste de Lochabang est fier de nous expliquer que Banphikot est autonome en électricité grâce aux micro-centrales hydro-électriques. Celle que nous avons vu en montant à Gipsing dessert bien entendu Magma et tous les villages du ward.
Ouverture d’esprit
La conversation aborde ensuite notre façon de vivre en France. Harka Pun et sa femme imaginent que nous sommes très riches et nous disent être très surpris de nous voir travailler dur ici.
Nous expliquons qu’en France nous vivons très simplement avec un revenu peu important au regard du prix de la vie. Nous coupons notre bois, faisons notre jardin et gardons toutes nos économies pour venir au Népal.
Ils nous interrogent longuement sur le prix de différentes denrées de première nécessité en France pour ramener cela à notre revenu. Ils sont stupéfaits des nombreuses taxes élevées que nous payons et sont contents de ne pas en payer ici!
Cette soirée restera gravée dans notre mémoire comme tant d’autres que nous aurons la chance de vivre ici et ailleurs avec des gens ouverts d’esprit.