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Un modèle qui s’effondre

Jeudi 2 avril 2020. Sixième jour de confinement en liberté. Ce matin, branle-bas de combat au camp. L’équipe pense avoir trouvé une solution pour rentrer à Katmandou. Modan et Dorje ont appelé Man cette nuit pour qu’il les accompagne au poste de police de Chinkhet pour tenter de résoudre leurs problèmes.

Une situation kafkaïenne

En fait, sur les conseils mal avisés du frère de Modan, qui depuis Katmandou est bien éloigné de la réalité inextricable du Rukum, l’équipe menace Man de porter leur « affaire » en justice. Ils veulent porter plainte pour séquestration ! On croit rêver. Comment osent-ils menacer une famille qui leur offre l’hospitalité ?

Man monte très tôt à Horlabot pour leur expliquer la réalité du lockdown que nous ne percevons pas confinés dans notre vallée où la vie poursuit son cours comme si de rien n’était. A Musikot, l’armée et la police patrouillent en permanence. Ils seront arrêtés aussitôt et probablement mis en prison, comme cela a déjà été le cas ici récemment pour deux cents personnes qui tentaient de sortir du district. Man leur dit avoir beaucoup de chance dans cette « espèce de guerre » : ils sont libres, ont à manger, et dorment à l’abri d’un toit.

Ils ont également le privilège de pouvoir communiquer avec leurs familles qui sont aussi bien loties que nous car elles vivent dans de petits villages du Solo Khumbu. Comme ici, solidarité et autosuffisance alimentaire leur garantissent une certaine sécurité.

Après une longue et vive discussion, Bhim, Modan, Dorje et DiBi semblent avoir compris.

Des revendicationsà la contemplation

Un peu plus tard, nous trouvons Modan assis, en train de contempler le paysage. Il nous dit « very nice place ». Il apprécie sincèrement les lieux.

Perdre la maîtrise de son destin peut ébranler les êtres les plus solides. Nous nous étonnons beaucoup de faire preuve de plus de fatalisme que nos compagnons népalais vis-à-vis du lockdown car, jusqu’à présent, nous avons toujours été admiratifs de leur capacité incroyable à faire face aux catastrophes naturelles qui sont légion ici. Nous avons déjà pu observer leurs réactions de sérénité et d’adaptation lors de tempête, chutes de neige hors norme ou du tremblement de terre de 2015. Pourquoi n’arrivent-ils pas à accepter le confinement ? Peut-être parce que ce n’est pas une confrontation directe aux éléments naturels mais une adaptation à des mesures humaines qui leur semblent insensées.

Modan est très intelligent et c’est un travailleur acharné. Il nous demande de lui apprendre plus d’anglais car il n’a pas pu aller à l’école. Il se débrouille déjà bien et connaît aussi quelques mots de français.

Une image à reconstruire

La vie « sédentaire » à Horlabot favorise les relations avec ces quatre hommes qui découvrent que nous sommes différents de l’image des touristes forgée dans la conscience collective des Népalais qui travaillent dans le monde du trekking. Non, nous sommes pas tous des sahibs incapables de se débrouiller seuls. Cette remise en question les perturbe peut-être tout autant que le confinement.

Ils découvrent que nous sommes autonomes : nous savons couper du bois, allumer un feu, et même cuisiner. Nous sommes à notre tour déstabilisés par l’image que nous renvoyons. Bhim imaginait qu’en France nous avions des employés pour s’occuper de tout à notre place !

Internet fait des ravages en diffusant des images de notre société de consommation et de comportements artificiels qui sont au Népal le seul apanage des classes aisées de Katmandou qui exploitent leurs compatriotes nés dans une strate sociale dont ils ne pourront s’échapper. Toutes nos belles paroles n’y peuvent rien changer tant le comportement de nombreux touristes renforce cette thèse. Le mal est bien ancré : le touriste est vu comme une sorte de colon, même dans les régions où il n’a pas encore posé les pieds.

Tous coupables

Depuis que nous venons au Népal, nous avons toujours pensé que nos équipes méritent de meilleurs salaires que ceux versés par les agences. Les pourboires sont devenus un dû et non une récompense, comme le fruit d’une entente entre les agences occidentales et leurs prestataires locaux pour faire baisser le prix apparent des voyages. Nous comprenons aujourd’hui avec tristesse que cette prime tarifée est perçue par la plupart de ceux qui la reçoivent comme le trop plein de roupies tombant des poches de leurs « members ».

Nous sommes tous coupables d’avoir cédé à ce jeu et ainsi contribué à cette image de nantis. La phrase de Man, « il faut payer le juste prix », prend maintenant tout son sens. C’est lui qui a raison.

Le plus grave n’est pas le pourboire, même s’il contribue à diffuser l’image du touriste richissime, mais c’est le fait de payer pour les équipes de trek, en croyant bien faire, des salaires deux à trois fois plus élevés que ceux perçus pour les travaux agricoles souvent plus pénibles. De ce fait, dans les régions touristiques, l’agriculture est délaissée, les yaks ne sont plus gardés, les populations deviennent complètement dépendantes du tourisme.

Les dérives du tourisme

Ceci n’est pas sans rappeler les dérives observées en France dans les stations de ski empêtrées dans un modèle économique qui s’effondre à l’aune du réchauffement climatique. Dans les années 60, l’État a inventé les « plans neige » pour lutter contre la désertification des villages de montagne. Il cherchait une réponse à un exode massif que notre société a provoqué au nom d’une logique productiviste qui se cache sous le joli nom de progrès.

Quelques décennies d’aménagements à marche forcée ont bétonné les alpages. Les beaux discours politiques ont réussi à détruire une valeur paysanne universelle et ancestrale : on ne se sépare pas de ses terres, sous aucun prétexte. Ne jetons pas la pierre à ceux qui ont cédé aux offres alléchantes des promoteurs immobiliers car pour eux c’était aussi l’espoir de se tourner vers la vie moins rude qu’on leur promettait. Le paysan est devenu moniteur, vendeur ou hébergeur. Toute l’activité économique a d’un coup basculé vers l’industrie du « tout ski ».

Cependant, les remèdes sont parfois pires que les maux. Ce développement d’un tourisme de masse qui a également touché les littoraux est aujourd’hui un poids insoutenable tant pour les populations et pour l’environnement.

Aujourd’hui, sous prétexte de défendre des emplois saisonniers précaires, nous nous lançons tête baissée à l’assaut de notre cadre de vie. Après les pylônes, les canons sont arrivés pour garantir une neige à une société qui ne supporte plus l’imprévu. Les pentes sont aplanies au bulldozer pour gommer la moindre différence de niveau et pour arracher le moindre rocher qui pourrait perturber la progression des dameuses. Où s’arrêtera-t-on ?

Un drôle d’exemple

Comment expliquer à nos compagnons bloqués à Horlabot que chez nous tout n’est pas aussi rose qu’ils le pensent ? Tous érigent la France comme un modèle de démocratie, comme si notre temps politique s’était arrêté avec la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il est vrai que les médias ne relaient guère qu’en France les décisions impopulaires sont adoptées à coup de 49.3 ou d’ordonnances.

Ils ont vu les images du mouvement des gilets jaunes mais n’ont pas fait le parallèle avec la révolte populaire qui a renversé leur monarchie en 2008. Le Népal est un des pays les plus pauvres de la planète selon un classement basé sur le PIB. Bhim, Modan, Dibi, Dorje et les autres ont à l’esprit cette image que nos instituts économiques leur renvoient : ils sont pauvres. Mais que signifie ce mot au Rukum où l’argent ne circule pas ?

Par ailleurs, comment leur faire comprendre que cet argent ne tombe pas du ciel, que nous aussi nous travaillons dans le but de mettre de côté la somme considérable qui nous permettra d’engager une équipe locale pour un trek de plusieurs semaines et de faire vivre leur famille ? Comment leur expliquer que ce modèle risque de s’effondrer tant les inégalités sociales se creusent dans notre monde occidental ?

En France, le taux de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté explose et atteignait déjà les 15 % avant la pandémie. Le plus inquiétant est sans doute la rapidité de cette augmentation. Le monde normalisateur de la finance chercherait-il à aplanir les différences entre les peuples en les asservissant ? Niveler, écraser. Des pratiques et des mots qui rappellent le travail des dameuses. Les financiers et les aménageurs de la montagne seraient-ils de connivence ?

Dazu et les vraies valeurs

Dazu refusera toujours la moindre indemnisation de notre part. Pour lui, l’hospitalité n’a pas de prix. C’est un devoir sans contrepartie. Il nous répétera très fièrement « Rukum paisa chaina » (au Rukum pas d’argent) pour nous signifier que nous ne lui devons rien et certainement pas de l’argent. Notre participation même modeste aux travaux des champs et notre aide pour accomplir les petites tâches du quotidien ont pour lui plus de valeur.

Cette richesse exceptionnelle des relations humaines est certainement la chose la plus marquante que nous retiendrons de cette aventure. Nous ne trouvons pas de mots pour décrire les liens d’amitié et la complicité qui nous unissent aujourd’hui à notre nouvelle famille.

Didi et Dazu nous confieront qu’ils ont trop peur que l’argent ne vienne tout gâcher entre nous. Quelle sagesse ! Ce sont des mentors pour nous.

L’eau c’est la vie

Pour faciliter la vie de l’équipe, Man se lance dans des travaux de terrassement. Il souhaite amener l’eau plus près de nous, sur la terrasse juste en dessous des maisons de notre camp. Les habitants du Rukum sont terriblement doués pour canaliser l’eau. Sans instrument de mesure, Man arrive à tailler, entre la source et la terrasse, une tranchée qui présente une pente très faible. Pour étanchéifier le canal, Man tapisse de cendres les parois. Quand il dérive enfin l’eau vers son ouvrage, elle s’écoule régulièrement jusqu’à atteindre le bambou fendu placé à la sortie. Man est un magicien !

Un périlleux fourrage

Au-dessus de Man, une de ses tantes est perchée dans un arbre à plus de dix mètres de haut. Cette femme est magnifique. Avec sa faucille, elle coupe des branches dont les feuilles serviront de fourrage pour son petit troupeau. Nous restons un long moment à observer son agilité et sa dextérité acquises depuis son enfance.

Les oiseaux chantent, les insectes font un grand vacarme joyeux, la nature est splendide, nous avons l’impression de vivre un rêve éveillé. Man nous dit : « Restez toujours ici. Vous y êtes bien ! ».

Besoin de liberté

Dans l’après-midi, nous repartons en balade. Presque en haut de la colline plantée de pins que nous commençons à bien connaître, nous voyons surgir Man et Bhim. Ils reviennent de Banphikot où Man a été faire réparer son mobile qui a d’un coup cessé de fonctionner. Man ne pouvait se priver de cet instrument qui est un peu son bureau, le fil qui le relie à ses innombrables amis et accessoirement notre unique lien avec le monde extérieur.

Man nous dit qu’ils en ont profité pour aller au lac Syarpu. Il nous invite à poursuivre plus haut la découverte de notre territoire. Pour lui, les environs sont « safe » car tout le monde le connaît. Demain, il veut retourner avec nous au lac Syarpu, considéré comme un joyau naturel du Rukum. Man nous déclare : « We have to break the rules ! ». Il veut prendre l’air et nous libérer du carcan légal du lockdown.

Plus haut, plus loin

Suivant les conseils de Man, nous poursuivons plus haut. Au niveau des premières maisons, nous sommes interpellés par un homme. Nous avons peur qu’il ne soit pas content de voir deux étrangers susceptibles de lui transmettre le coronavirus et faisons demi-tour mais un jeune nous rattrape en courant. Il s’agit de son fils qui étudie à Katmandou et parle anglais. En fait, l’homme veut discuter avec nous en utilisant son fils comme traducteur. Nous parlons du Rukum, de la France, des études de son fils, de nos familles respectives. Bref, c’est formidable.

Un peu plus, loin les enfants nous attendent. Nous commençons à être connus à Dang. Ils sont déjà venus à notre rencontre hier, nous avons discuté. Aujourd’hui, ils nous appellent aunty et uncle, nous racontent un tas de choses que nous ne comprenons pas encore. Dorénavant nous marcherons avec un dictionnaire.

Hier nous avons vu une très vieille didi. Son visage est façonné par la vie et le soleil. Nous la retrouvons aujourd’hui. Son doko est rempli de bois. Comment peut-elle porter une telle charge ? Pour le moment elle est assise, fume sa sulpa et nous invite à nous asseoir pour la partager avec elle.

De retour à Horlabot, l’ambiance est détendue. Man nous transmet un message de Namgyal : nos mères vont bien mais en Europe, les morts se comptent par milliers.

Fin de journée en chansons

Nous regardons des clips de chansons népalaises sur le portable de Dibi.

Les chansons d’amour sont sous forme de dialogues malicieux entre une jolie fille et un beau garçon le tout accompagné d’une chorégraphie à la Bollywood. Man nous dit que lors de fêtes, garçons et filles peuvent improviser devant les gens présents de telles joutes verbales chantées et que cela peut durer toute la nuit. Les Népalais adorent cela.

Les chansons patriotiques sont également très prisées. L’une d’entre elles évoque le Lepu La, un col sur un territoire que se disputent Népalais et Indiens. Sans consulter le Népal, l’Inde et la Chine se sont entendues pour signer un traité faisant de ce passage une route d’échanges commerciaux entre leurs deux pays. Le clip présente moult cartes ; le drapeau népalais y est omniprésent.

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