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Un monde inhumain

Dimanche 5 avril 2020. Réveil 5h00 au paradis de l’oiseau qui crie « aujourd’hui extension du territoire ».

Brigitte monte tôt au sommet de la colline de pins pour son rendez-vous matinal désormais habituel avec Karma Bir et sa sœur Dila à Jerma.

De Jerma à Dang, le chemin est en balcon offrant un point de vue de toute beauté sur toutes les montagnes escarpées des environs et notamment, en face, sur celles où se trouve Sandanbura, le village de Bina et Dipendra situé à flanc en dessous de l’arête de Jhula. La luminosité matinale donne une douceur particulière au spectacle en estompant d’un voile de brume les aspérités du relief.

A la sortie de Jerma, Brigitte retrouve son escorte de jeunes enfants, garçons et filles. Ils l’accompagnent de Jerma à Dang en lui posant inlassablement des questions qu’elle finira par comprendre au cours du temps.

Aunty, aunty, aunty !

Lors de sa toute première escapade matinale, Brigitte a fait la connaissance d’une petite bande d’enfants. Leur école étant fermée depuis le lockdown, ils gardent des chèvres (bakhras) dans les pentes très raides de la colline de pins. En la voyant, ils ont été plus surpris qu’effrayés mais ont néanmoins appelé leur papa « Buwa, buwa ! » pour obtenir l’autorisation de dévaler à sa rencontre. Ils l’ont assaillie de questions en nepali auxquelles Brigitte ne pouvait que répondre très partiellement, au regret de tous. Les enfants les plus hardis osent quelques mots d’anglais. Ils répètent leurs questions à l’infini comme une litanie qui n’attend pas vraiment de réponse.

Ils sont presque déçus quand Brigitte parvient à satisfaire leur curiosité. Leurs questions ne sont qu’un jeu, un prétexte amusant pour retenir cette voyageuse qui les intrigue tant. Dès que Brigitte tente de poursuivre son chemin, ils la retiennent par une série de « Aunty, aunty, aunty…! » (tata).

La petite bande constituée de jeunes garçons est menée par Tchamili, une petite fille d’une douzaine d’années, qui est l’aînée de la troupe. Elle est très jolie, toute fine, toujours en mouvement et ses yeux pétillent d’intelligence. Brigitte et elle s’adoptent immédiatement. Elle sera toujours là lorsque Brigitte passera dans les parages.

Le mime comme langue universelle

Plus loin, juste avant Dang, Brigitte retrouve Bimala qui l’attend désormais chaque matin. La jeune bahini s’arrête de couper de l’herbe pour lui apprendre par le geste la signification de quelques mots de népalais. Décidément, toutes les méthodes sont bonnes pour communiquer. Le mime deviendra une sorte de langage universel que nous adopterons quand nous serons souvent à cours de vocabulaire. Par la suite, Bimala demandera de l’aide à sa sœur qui parle anglais. Comme beaucoup de Népalais, cette dernière a fait le long voyage en bus depuis Katmandou pour venir se confiner au village avec les siens.

Tchamili en route pour le moulin

Aujourd’hui, sur le sentier en zig-zag qui plonge sur Kibane et permet de retrouver la piste principale qui remonte toute la vallée, Brigitte rencontre Tchamili qui descend au moulin avec sa petite sœur et son tout petit frère. Tous trois sont lourdement chargés. Ils sont assis pour faire une petite pause. Impossible de ne pas s’asseoir avec eux. La discussion s’engage et Brigitte a bien du mal à continuer son chemin, interpellée sans cesse par les « Aunty, aunty ! ». Elle ne peut que leur promettre de revenir demain en leur adressant un « Bholi bhetaula » qui ravit les enfants.

A Lochabang, Didi Sandra revient de la traite de la buffalo, elle allume une sulpa pour la partager avec Brigitte et prendre le temps de discuter.

Le chemin du milieu

Aujourd’hui avec Man nous faisons la connexion entre Horlabot et le lac Syarpu par la jungle. Laurent note les coordonnées GPS des points remarquables afin de cartographier le chemin. Nous partons de Horlabot en empruntant un nouveau chemin « maoïste ». Arrivés à la crête qui domine Chinkhet, nous suivons cette fois le chemin du milieu pour traverser la jungle « chaude ». Une ravine nous oblige à descendre avant de remonter vers une maison. Man part en éclaireur pour voir si les habitants sont hostiles ou non aux deux étrangers que nous sommes.

Sur le chemin du milieu

Nous avons de la chance, le couple qui habite ici nous réserve un accueil très chaleureux. Ils n’ont pas peur de nous et plaisantent même en nous déclarant : « si vous êtes malades, nous allons tous mourir ». Mari et femme discutent longuement avec nous de la situation inédite du lockdown au Népal et nous interrogent sur la France. Ils nous offrent de la papaye verte aux épices.

Une papaye en guise de bienvenue

Connecter les chemins

Au-dessus de Sano Chauli, il y a un gros pipal, arbre à palabre. Deepa, une jolie bahini qui garde son buffalo, nous indique que le chemin que nous cherchons est détruit. Nous partageons avec elle les rotis que Didi Sandra a cuit pour nous ce matin avant de nous lancer, malgré les avertissements, sur ce sentier délaissé par les habitants du village. Nous comprenons rapidement les raisons de ce retour à l’état sauvage : un glissement de terrain a emporté le chemin au milieu d’une ravine. Il ne reste plus qu’un minuscule rebord sur lequel nous nous faufilons en nous agrippant à la végétation.

Man est fier de ses troupes qui ont bravé le danger sans sourciller ! L’enthousiasme de Man efface tous les obstacles. A la réflexion, le danger de s’écraser dix mètres plus bas était bien réel. La liberté a un prix… Nous éclatons de rire en nous retournant pour observer les quelques mètres que nous venons de franchir. Maintenant, l’itinéraire se perd totalement au milieu des terrasses qui ne semblent plus être cultivées. Nous finissons néanmoins par retrouver la sente qui arrive du lac Syarpu. L’objectif du jour est atteint: la connexion est réalisée. Man prévoit de demander des subsides à la municipalité de Banphikot pour réhabiliter le passage.

Ce n’est pas le moment de tomber !

Une petite boucle nous ramène au pipal de Sano Chauli. Nous profitons de l’ombre pour engager avec notre ami une discussion politique, comme il est souvent de circonstance sous ce type d’arbre pour tous les hommes d’un village. Nous refaisons le monde !

Le monde d’après

En rentrant, nous repassons chez le professeur d’anglais. Nouvelle halte. Nouvelle discussion. Cette fois, il interroge Brigitte sur ses travaux de recherche. Il s’étonne que les scientifiques ne trouvent pas de remède pour le coronavirus. Cet homme cultivé sait que la France a été pionnière en matière de vaccination. Nous essayons de le rassurer en lui disant que l’Institut Pasteur ou un autre laboratoire trouvera tôt ou tard un vaccin contre ce fléau. Nous n’imaginions pas alors l’échec de nos chercheurs et l’émergence rapide de technologies basées sur l’ARN messager.

Au mépris du principe de précaution et du cycle habituel de mise en circulation d’un nouveau vaccin, les apprentis sorciers de la génétique ont donc dégainé leurs armes les premiers. Difficile encore aujourd’hui d’y voir clair et de cerner les conséquences à moyen terme de ces injections.

Le monde se résout à une confiance aveugle pour mettre fin au plus vite à une pandémie qui paralyse l’économie globalisée. Les promesses d’un « monde d’après » radicalement différent et plus vertueux s’effondreront quand les portes de la consommation effrénée rouvriront quand bien même il faudrait un jour présenter son sésame vaccinal pour accéder au Saint-Graal.

Chez le professeur d’anglais

Un dramatique glissement de terrain

Nous quittons le professeur sur ces considérations philosophiques et faisons un crochet par Dang. Nous revenons à Horlabot en prenant le chemin des écoliers qui est au sens propre celui que suivait Man pour rentrer de l’école. Cette sente traverse aujourd’hui un immense glissement de terrain qui a dessiné une encoche profonde sur la colline faisant quatre jeunes victimes. Man nous confie que parmi ces quatre enfants qui jouaient au bord du ruisseau se trouvaient les deux frères de « Bulldozer ». Un véritable drame pour toute la famille.

Comme un volcan encore actif, ce glissement de terrain menace les habitants de la vallée. Le traverser en période de mousson est très risqué. Nous franchissons l’obstacle en gardant un œil sur le sol instable et un autre vers le haut pour repérer les chutes de pierre. De l’autre côté, la maison de Dhami est déjà en vue.

Les migrants stigmatisés

De retour à Horlabot, nous constatons que l’équipe a collecté des fleurs de coiral. Nous imaginons naïvement que Bhim et ses compagnons comptent offrir le pickles à Didi Sandra. Nous comprendrons demain matin qu’il n’en est rien en voyant Man monter avec un doko pour le remplir à son tour de fleurs.

Bhim est allé à la boutique de Cherakhet. La seule sortie qu’il s’autorise pour tuer le temps. Cependant, il a eu une déconvenue ce matin car le jeune propriétaire avait baissé le rideau en tôle. Dans la vallée, la rumeur du retour au pays de travailleurs népalais expatriés en Inde circule. Ils auraient réussi à franchir clandestinement la frontière. Le Népal est sur ses gardes car le voisin indien serait fortement contaminé. Cette nouvelle est inquiétante car jusqu’ici le Népal et par conséquent le Rukum étaient protégés par l’absence de circulation de personnes.

Si le statut des migrants n’est jamais enviable, cette pandémie exacerbe les difficultés qu’ils rencontrent. Aujourd’hui, ils doivent fuir au plus vite un pays qui était pourtant bien content d’avoir trouvé en eux une main d’œuvre docile et bon marché. Comme ils envoient à leur famille, le peu d’argent qu’ils parviennent à économiser, ces expatriés se retrouvent bien vite démunis quand ils sont privés de leur emploi. Le chômage n’existe pas pour eux.

La précarité de leurs logements partagés avec de nombreux compagnons d’infortune interdit la moindre distanciation sociale. Jour après jour, les peurs augmentent. Ils savent que personne ne leur viendra en aide là où ils sont.

Pour simplement survivre, les émigrés népalais doivent se résoudre à rentrer dans leur village. En temps normal, ils ne connaîtraient que la honte de l’échec économique. Avec cette crise, c’est la double peine : de retour, s’ils ont réussi à échapper à la police, ils doivent se terrer chez eux. Encore faut-il que leur propre famille ne soit pas effrayée et accepte de les cacher !

Des immigrés expulsés

Nous croiserons de nombreuses personnes dans les jours à venir qui nous parleront de leurs amis ou de leurs cousins bloqués au Moyen-Orient dans des conditions révoltantes. Amnesty International dénonce la déportation de centaines de travailleurs en situation légale dans des centres de détention inhumains en attente de leur expulsion vers le Népal. Les pays du Golfe persique menacent de suspendre les accords bilatéraux avec les États fournisseurs de main d’œuvre si ces derniers ne rapatrient pas leurs millions de ressortissants devenus bien gênants.

Le Népal ne cédera pas ne sachant comment gérer la mise en quarantaine d’autant de personnes. Les malheureux migrants qui verront leur visa de travail expirer pendant le lockdown devront payer des amendes exorbitantes pour régulariser leur situation. Ne parlons pas du prix extravagant des premiers vols dans lesquels ils seront contraints d’embarquer. Combien seront poussés au suicide par cette faillite économique et psychologique ?

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