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Une journée ordinaire

Vendredi 29 mai 2020, 5h00. L’oiseau crie « mes deux réfugiés sanitaires sont en piteux état, ils ne font pas honneur au paradis ».

Il pleut, il pleut ce matin. Man arrive très tôt et passe la matinée à discuter avec Laurent pendant que Brigitte file au point internet à la vitesse d’un escargot qui en aucun cas ne pourrait faire croire qu’il est népalais.

Lorsqu’il pleut très fort comme aujourd’hui, monter par la colline de pins revient à escalader un toboggan savonné. Brigitte prend la piste Cherakhet-Neta Pokhara-Banphikot toute aussi boueuse et glissante mais moins raide. Sur la piste, il est encore possible de marcher même si le risque de tomber est très élevé. En revanche, celui d’être enterré sous quelques tonnes de terre et de cailloux d’un glissement de terrain est bien plus grand que sur la colline des pins ! Il faut choisir entre marcher et risquer de mourir ou rester à la maison.

Saisir le sens des mots

Pour Brigitte, le choix est vite fait. A Neta Pokhara, elle a l’impression qu’un type se moque d’elle. Elle s’avance vers lui, pas très aimable, en lui demandant instinctivement « Kē bhayō ? ». Brigitte a l’impression de l’avoir intimidé avec ces deux mots très interrogatifs qu’elle a souvent entendus dans les conversations.

Son cerveau a capturé l’expression et imagine que cela signifie quelque chose comme « quel est ton problème ? » ou « que se passe-t-il ? ». Aujourd’hui, au jeu des devinettes, il sort plutôt gagnant : « Kē bhayō ? », sans être effrayant, ne semble pas non plus hors sujet même si l’homme semble se demander ce que lui veut cette étrangère !

« Zip sokyo »

Sur la place de Neta Pokhara, carrefour ou terrain de volleyball selon les heures, Brigitte rend une visite amicale à une didi qui tient une petite boutique qui propose un tout venant de produits frais et de sucreries vendues à l’unité comme des boules de coco, un assortiment qui dépend des arrivages devenus rares avec le confinement.

En réglant ses achats du jour, Brigitte s’aperçoit que la fermeture éclair de sa sacoche vient de lâcher. Au fil des jours, le Rukum devient un magnifique laboratoire pour tester tout notre matériel sur la durée ! La didi du shop lui dit « zip sokyo » en riant et ajoute qu’un des tailleurs de Neta a peut-être un « zip » pour faire une réparation. Elle file très vite, à la Népalaise, à sa recherche.

Apprentissage en immersion

« Sokyo », un mot très utile pour exprimer qu’un objet est cassé ou qu’une tâche est terminée. On pourrait le traduire par « fini ». Au fil des jours, nous avons compris que notre petit guide de conversation en népalais, pourtant très réputé, n’est guère utile. Il fait en effet l’impasse sur le langage courant et les tournures familières.

Pour ne rien arranger, nos oreilles n’arrivent pas à discerner les subtiles nuances des sons « a » et « o ». Ainsi les recherches sur internet d’une translittération pseudo phonétique approximative sont-elles souvent vaines. Il en est de même avec les outils de traduction en ligne qui ne nous proposent que les formes plus académiques.

Nous avons tout essayé …

Comme des bébés

En écrivant ces lignes, nous tentons de confirmer la signification des mots saisis au vol lors de cet apprentissage en immersion. Il semblerait donc que notre « sokio » s’écrive सकियो et devrait plutôt se prononcer « sakiyō »…

Si nous avions su cela au Rukum, nous n’aurions pas été plus avancés du fait de nos erreurs de prononciations. Le plus efficace aura finalement été de réemployer un mot tel que nous l’avions saisi, un peu comme des bébés découvrant leur langue maternelle. Si notre interlocuteur nous comprenait, c’était bien là l’essentiel !

Un tailleur poète

La didi du shop revient avec l’homme que Brigitte vient d’interpeller un peu méchamment ! Avait-il remarqué la fermeture hors d’usage ? Peut-être lui proposait-il gentiment ses services…

En fait, ce monsieur est très sympathique, juste un peu rustre. Brigitte l’accompagne pour faire le tour de ses connaissances susceptibles de détenir une fermeture éclair. Il en dégote une belle, noire, de taille parfaite. Il s’installe alors à la machine à coudre de sa petite échoppe très basse de plafond.

La pièce se remplit immédiatement d’hommes qui sont là pour discuter et se rendre utiles si cela est nécessaire. L’un d’entre eux prend la sacoche et découd l’ancienne fermeture pendant que le tailleur prend soin d’installer un fil de la bonne couleur sur sa machine.

Le tailleur montre à Brigitte un nid d’hirondelles bâtit juste au-dessus de sa tête rempli de minuscules oisillons qui piaillent pour que leur mère vienne plus vite leur apporter à manger. Tous les hommes présents admirent le nid et demandent à Brigitte de filmer cette scène. Le tailleur est non seulement adorable mais également poète !

Les oiseaux du paradis du tailleur

Réflexions en chemin

Manque de chance la batterie de son appareil photo est « sokyo ». Inutile désormais de traduire ce mot… Brigitte promet de revenir pour faire une vidéo. Le travail terminé, elle se confond en remerciements oubliant qu’ici cela ne se fait pas.

En montant à Banphikot pour envoyer les messages qu’elle a écrits cette nuit pour ses amis, Brigitte réalise qu’un cerveau a du mal à fonctionner à l’aveugle des mots en se fiant juste aux mimiques. C’est encore pire en immersion dans une culture inconnue. Au Népal, un simple hochement de tête peut vous induire en erreur car il signifie exactement l’inverse de ce que vous imaginez.

Marquée par sa rencontre avec son tailleur, Brigitte réalise que le diable n’est pas le seul à se cacher dans les détails ; parfois les anges s’y dissimulent et réservent d’agréables surprises.

Les anges de Banphikot

A Banphikot, il n’y a pas d’électricité comme bien souvent. Brigitte attend confortablement installée dans le fauteuil en plastique immédiatement installé dehors pour elle par Manisha.

Le soleil est revenu. Au Rukum, les gens s’en méfient beaucoup. En général, ils s’abritent à l’intérieur, comme ici dans le hall où trône un grand écran de télévision, ou sous un parapluie s’ils marchent. Ils ont probablement raison mais Brigitte aime trop le soleil pour s’en protéger. Au début, Manisha et ses deux inséparables collègues voulaient absolument qu’elle s’installe à l’intérieur. Désormais, ils acceptent qu’elle reste au soleil.

Panne providentielle

« IT man » vient discuter avec elle. Il parle très bien anglais mais a tendance à ne dire que la moitié des mots de façon audible, gardant l’autre moitié pour lui. Pour le comprendre, il convient donc de crisper tous les muscles du visage pour orienter les oreilles vers lui. L’exercice est assez fatigant. Quand nous sommes deux, c’est plus facile car nous pouvons nous concentrer à mi-temps.

Toujours est-il qu’il est très intéressant, connaît beaucoup de choses sur le monde et en fait une analyse pertinente. Au bout de deux heures, il annonce qu’il n’y aura pas d’électricité aujourd’hui. Il le sait depuis le début mais ne l’a pas dit à Brigitte pour qu’elle reste discuter avec lui !

Savourer chaque instant

Après une petite escapade à Kanda, Brigitte est épuisée mais tellement bien ! De retour à Lochabang, elle retrouve Laurent et Man qui lui proposent de faire demi-tour pour visiter la chèvrerie de Cherakhet avec eux. Youpi ! Voilà un moment que cette chèvrerie la narguait.

Auparavant, nous devons aller à Tarchibang car la rumeur dit qu’il serait possible d’y trouver de la viande de chèvre et nous voulons en offrir à la famille. Brigitte est vraiment exténuée mais le bonheur d’être là et de se balader avec Laurent et Man lui donnent quelques forces inattendues qu’elle utilise sans modération.

Nous faisons chou blanc côté viande à Tarchibang mais Laurent et Man trouvent du réconfort dans un bol de raksi offert par la didi qui devait nous procurer de la chèvre. Nous prenons congé de la didi à la nuit tombante pour traverser la Magma Khola sur un petit pont en bois, aux abords d’un magnifique moulin traditionnel.

Visite de la chèvrerie

Nous montons à la chèvrerie et y trouvons un des deux créateurs de la ferme. Il semble heureux de nous accueillir et de nous faire faire le tour du propriétaire. Ils ont démarré avec douze chèvres et en possèdent maintenant quarante-sept. Selon Man, il faudrait environ deux cents bêtes pour bien vivre de cette activité.

A la lumière de nos frontales, nous découvrons les installations sous le regard intrigué des bêtes peu habituées à des visites nocturnes. Le jour, les chèvres pâturent librement à l’extérieur. Elles sont regroupées dans le bâtiment la nuit. Un plancher non jointif au-dessus d’une fosse inclinée en béton assure l’évacuation de leurs crottes.

Deux types de chèvres coexistent dans la chèvrerie : les Boers et les Jamunas. Les Boers sont les plus chères au kilo ; elles sont plutôt massives et ressemblent un peu à nos bouquetins. Les Jamunas ont de longues oreilles ; elles sont beaucoup plus fines et élégantes mais moins prisées pour la viande et donc moins chères au kilo.

La chèvrerie de Cherakhet

Surmonter les échecs

Les deux propriétaires avaient également un projet de pisciculture et avaient creusé un grand bassin à côté de la chèvrerie mais ils ont renoncé car il semblerait que les deux élevages ne soient pas compatibles d’un point de vue sanitaire. Nous découvrons un deuxième bâtiment. Celui-ci est vide ou presque. Insuffisamment aéré pour y faire dormir les chèvres, il ne sert plus que de lieu de stockage.

Ce gaspillage d’énergie et de ressources donne un côté « amateur » finalement assez sympathique à cette petite entreprise. L’enthousiasme et la bonne volonté ne compensent pas toujours l’absence de formation. Le propriétaire semble serein et ne dissimule aucun de ses déboires.

De façon générale, les Népalais sont souvent très entrepreneurs. Ici, les gens tentent et si cela ne fonctionne pas, ils ajustent ou se reconvertissent.

Dazu, héros malgré lui

Didi Sandra a préparé un repas de gala : concombre au piment et sel en entrée, tarkari de légumes sauvages à grandes feuilles ovales récoltées par Man qui ont servi à soigner la piqûre de frelon accompagné de rotis bien gonflés. En dessert, Didi a cueilli de minuscules baies très noires délicieuses et sensées guérir nos maux d’estomac.

Nous passons une soirée délicieuse. Ce soir Didi et Dazu évoquent la guérilla maoïste. Nous apprenons que le « Tiger du Karnali » qui, comme tous les guérilleros, marchait la nuit et se cachait le jour, avait trouvé refuge dans le grenier de Horlabot. La police était venue, probablement sur délation. Dazu avait alors crié « police » sauvant ainsi la vie au Tiger qui put sauter par une petite fenêtre et s’enfuir.

Au mépris du danger

Dazu fut, bien évidemment, inquiété par la police mais il leur dit « soit je ne disais rien et les maoïstes m’auraient tué me soupçonnant de dénonciation, soit j’alertais et c’est vous qui m’arrêtez ». Les policiers lui laissèrent la vie sauve. Tous les villageois n’eurent pas cette chance.

Une autre fois, du côté de Jhula, Dazu trouva un homme « coupé partout » selon ses mots, au seuil de la mort pour avoir dénoncé des maoïstes. Dazu le transporta lui-même sur son dos à l’hôpital mettant sa vie en jeu. Le type fût sauvé et survécut longtemps bien que très handicapé. Dazu survécut aussi à cet affront fait aux maoïstes.

Dazu nous raconte tout cela très calmement comme de simples faits de la vie quotidienne. Didi acquiesce à ses propos avec une grande complicité dans le regard. Ce sont de véritables héros ordinaires pour lesquels toute vie humaine doit être sauvée, même au risque de la leur. Si notre situation n’a rien de comparable avec la guerre civile, proposer de nous héberger à Horlabot en pleine pandémie est juste inscrit dans leurs gênes.

Transmettre les terres

Après le repas, Dazu nous explique qu’il vient de vendre cinq ares de terres à Cherakhet pour cinq milles dollars. Une somme considérable ! Au prix du marché, il faudra récolter plus de dix tonnes de riz pour amortir l’investissement.

L’acquéreur est le jeune confrère de Dhami qui mène avec sa famille une vie simple. Ce sont de courageux éleveurs-cultivateurs qui perpétue la tradition. Privés d’école par le virus, leurs deux enfants participent aux durs travaux des champs. Ils ne possèdent pas assez de terres pour subsister.

Pour un paysan, céder des terres est un crève-cœur mais l’affection de Dazu pour ce membre du clan atténue la douleur. Les terres restent en quelque sorte dans la famille.

Nous remontons à Horlabot en nous interrogeant sur ce qui a bien pu nous faire mériter de rencontrer ces gens merveilleux. Pourvu que nous soyons à la hauteur de ces belles personnes !

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