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L’union sacrée

En novembre 2016, au retour de l’exploration d’un itinéraire inédit dans un Rolwaling sauvage et dévasté, nous avons eu la chance de vivre, en compagnie de notre famille adoptive de Katmandou, un moment extraordinaire pour la communauté bouddhiste et même pour tout le Népal.

Avoir écourté de quelques jours notre reconnaissance au Rolwaling par pur hasard logistique était sans doute un signe du destin. Nous ne savions pas que nous aurions la chance inouïe de rentrer à Katmandou juste à temps pour vivre les célébrations de la réouverture de la Stupa de Bodnath, restaurée après les dégradations causées par le séisme du 25 avril 2015.

Au sommet du Yalung Ri 5630m

La splendeur retrouvée de la fameuse Stupa était également une sorte de symbole de renaissance pour tout le peuple népalais profondément meurtri par le tremblement de terre. Le slogan Nepal is back affiché à l’envi par le ministère du tourisme dans l’aéroport de Kathmandu prenait alors tout son sens.

Relativement épargné, « Bauddha », comme l’appelle les Sherpas et Tibétains qui ont fait de ce quartier leur terre d’accueil, est le premier des sites de la vallée de Katmandou classés au patrimoine mondial de l’Unesco à avoir retrouvé sa majesté. La Stupa est la plus grande du Népal. Vue du ciel, elle représente un mandala géant, cartographie du cosmos et de l’âme. L’immense coupole est surmontée d’une tour. Les murs de la tour sont ornés des yeux de Bouddha. Le regard de la sagesse. Celui qui voit tout et qui sait tout. Au-dessus, le pinacle avec ses 13 marches représente le chemin de l’éveil. C’est lui qui a été détruit lorsque la terre a tremblé. Les travaux de reconstruction ont été entièrement financés par des donations privées émanant en grande partie de l’importante diaspora népalaise. Pas moins de 30kg d’or auront été nécessaires pour reconstruire à l’identique la structure sommitale.

Des célébrations inattendues

Pour échapper au tumulte et à la pollution, nous avons pris l’habitude de venir passer un moment à Bodnath. Même si le site est très touristique, il y règne une atmosphère vraiment particulière. Par le plus grand des hasards, nous allons nous retrouver plongés au cœur des rituels de purification de la structure sacrée et devenir les témoins d’un événement exceptionnel. Dépourvus du sésame réservé aux lamas et aux riches donateurs occidentaux permettant d’accéder à l’enceinte intérieure de la Stupa, délimitée par les moulins de prière, nous restons à notre place de simples observateurs. Dans un chapiteau spécialement dressé devant la Stupa, les fidèles font la queue pour déposer leur donation. Une véritable collecte de masse. Des offrandes s’amoncellent dans tous les coins. En fin de journée, elles sont distribuées en guise de repas aux moines présents.

Nous accompagnons la foule dans les circonvolutions traditionnelles autour de la Stupa, somptueusement fleurie pour l’occasion. Nous découvrons au pied du dôme les tentes qui abritent les moines représentant les différentes écoles. Les moines accrédités tournent comme nous mais sur la première terrasse. Les pujas se succèdent sous les chapiteaux dans un désordre total. Une ferveur incroyable se dégage cependant de cette cacophonie.

Les reproches adressés au gouvernement coupable de lenteur dans la distribution des aides et pour la reconstruction des sites sont pour un temps mis de côté. Nous assistons à une sorte d’union sacrée, symbolisée par la réunion exceptionnelle des toutes les traditions ou courants du bouddhisme tibétain: Kagyu, Theravada, Gelug, Nyingma, et bien d’autres dont nous n’aurons pu repérer l’étendard. Faut-il donc un drame pour que les religions se parlent ? Ce n’est pas sans rappeler la mobilisation des communautés religieuses marchant main dans la main suite aux attentats de Charlie Hebdo.

Les yeux de la Stupa sont recouverts d’une tenture. Une brise espiègle vient lever le coin du voile. Un clin d’œil de Bouddha, comme pour nous dire qu’il est bien de retour.

Le clin d’œil de Bouddha

La nuit est tombée. La Stupa est magnifiquement éclairée. Une épaisse fumée âcre se dégage de toutes les lampes à huile déposées un peu partout.

Le soir, nous racontons ce que nous avons vécu à Ang Dati et à toute la famille. Ils ne savaient pas que les célébrations avaient commencé. Nous décidons évidemment d’y retourner ensemble le lendemain sans savoir réellement ce qui nous attend.

Extraordinaire « Mama »

« Mama », la maman d’Ang Dati, du haut de ses quatre-vingt ans et de son mètre cinquante sera de la partie. Cette femme est extraordinaire. Nous regrettons de ne pouvoir plus échanger avec elle à cause de la barrière de la langue mais les regards laissent passer une émotion sans égale.

Mama est née à Khumjung, un magnifique village resté à l’abri du tumulte touristique bien que situé à quelques heures de marche au-dessus de Namche Bazar, la capitale du pays sherpa, le passage obligé de toutes les expéditions vers l’Everest. Elle vit encore là-haut, à près de 4000m, en compagnie de Pema, sa fille cadette. Elles descendent passer l’hiver à Katmandou comme une grande majorité des habitants des vallées du Khumbu.

Mama sur les chemins de Khumjung

Si Zimba a été le héros d’un livre qui porte son nom, la vie de Mama mériterait également d’être écrite. Quand nous parlons avec Ang Dati et Zimba, elle s’intéresse à tout et demande sans cesse une traduction dans sa langue natale, le sherpa. Un soir, alors que nous regardions une photo d’Edmund Hillary prise aux côtés d’Ang Dati et de Zimba, ses yeux se mirent à pétiller encore plus que d’habitude. Elle nous raconta une histoire incroyable. Dans sa jeunesse, Tenzing Norgay aurait vécu chez ses parents après avoir fui le Tibet. Mama était encore une petite fille. Quelques années plus tard, au retour de leur expédition victorieuse à l’Everest de 1953, Tenzing et Edmund Hillary passèrent par Khumjung. C’est elle qui prépara le dal bhat à celui qu’elle considère comme un grand frère et à son compagnon néo-zélandais.

Très attaché à Tenzing, Sir Hillary fit construire, entre autres, une école et un hôpital à Khumjung. Il resta fidèle au Népal et reconnaissant envers les habitants du Khumbu jusqu’à la fin de sa vie. Son refus constant de révéler qui était arrivé en premier au sommet de l’Everest est sans doute pour beaucoup dans cette aura mystique qui entoure sa mémoire et dans l’admiration sans égale que lui voue la communauté Sherpa.

Bien des années plus tard, la famille d’Edmund Hillary chargea Apa Sherpa de disperser ses cendres sur le Toit du Monde. Qui pouvait mieux remplir cette lourde tâche que celui qui allait accomplir sa vingt et unième ascension du sommet mythique ?

Une soiré magique avec Apa Sherpa

Encore une fois, Brigitte allait connaître un destin incroyable. Au printemps 2010, alors qu’elle parcourait ce que l’on appelle communément les « Hauts cols de l’Everest », Brigitte allait avoir la chance de passer une soirée avec Apa dans sa lodge de Thame. Karma, son guide de l’agence Khumbila était un cousin de Apa. Sans rien dire aux autres membres du groupe, il fit un cadeau inoubliable à Brigitte en l’invitant à partager un moment précieux dans l’intimité de cet homme extraordinaire dont ils avaient parlé par hasard en chemin.

A Thame, avec Apa Sherpa

Apa qui vit aux Etats-Unis était venu à Thame pour se ressourcer et accomplir sa préparation rituelle auprès de son frère lama comme avant chacune de ses expéditions. La lodge était donc fermée pour l’occasion. Brigitte se retrouva ainsi seule avec son héros qui fut très ému lorsqu’elle lui demanda de « ne pas faire la tentative de trop », au lieu de le féliciter pour sa collection de diplômes commémorant ses succés affichés comme des trophées sur le mur. Il lui dit que cette ascension serait sans doute sa dernière. En fait, il y retournera une fois de plus avant de mettre un terme à sa carrière d’himalayiste.

Cette soirée à philosopher fut un régal. Dans sa chambre d’un blanc pur et sobre, Brigitte mit du temps à s’endormir comme pour mieux profiter de ce moment hors du temps qu’elle venait de vivre. Le lendemain matin, alors que Brigitte allait retrouver ses compagnons pour partir en direction du Renjo Pass, Apa partait pour le camp de base avec l’urne contenant les cendres de Sir Hillary.

A son retour de l’Imja Tse plus connu sous le nom d’Island Peak, lors du dîner d’adieu organisé à Katmandou par l’agence Khumbila, Brigitte fit la connaissance de Zimba et lui raconta cette histoire peu banale. Brigitte ne savait pas où ces échanges amicaux tissés avec Zimba le fondateur et directeur de l’agence allaient nous mener dix ans plus tard.

Les écoliers de Khumjung

Mais revenons à Mama. Elle fut mariée à un instructeur d’escalade de l’armée Népalaise. Hélas, celui-ci se tua très jeune lors d’une désescalade et Mama dut élever seule ses trois filles et son fils, ce qui n’est pas une mince affaire dans un rude village de l’Himalaya où il faut savoir résister aux rigueurs de l’hiver. Leur quotidien fut difficile. Entre l’argent qui faisait défaut et les travaux agricoles très prenant, Ang Dati et ses sœurs furent obligées d’arrêter leurs études à la fin de l’école primaire. C’est certainement le seul regret qu’Ang Dati n’ait jamais exprimé en notre présence. Récolter les pommes de terre ou courir après les yaks qu’elle menait paître seule bien loin de Khumjung dans la vallée de Gokyo lui rappelle encore de fabuleux souvenirs. Elle adore cette vie simple. Une vie simple qu’elle a retrouvé dans notre chalet des Aravis.

Malgré ces difficultés, toute la famille de Mama s’en sortit très bien. Ang Dati épousa Zimba Zangbu Sherpa, son compagnon d’école primaire, qui eut, comme elle le dit, « la grande chance de faire des études car son père n’était pas mort ». Sur la photo de classe de l’école primaire de Khumjung, suspendue dans la cuisine de la résidence familiale, on peut voir Zimba et Ang Dati radieuse avec un immense sourire. Un sourire espiègle qui ne la quitte jamais même quand elle parle de choses tragiques.

Ang Dati et Zimba parmi les écoliers de Khumjung

Mama n’aime pas trop quitter son village, toutefois avec l’âge elle vient maintenant passer un peu de temps l’hiver à Katmandou chez sa fille Ang Dati. Pour venir, elle use d’un stratagème très malin : elle se rend à pieds en quelques heures jusqu’à un hôtel japonais de grand luxe construit face à l’Everest. Elle dit avoir besoin d’aller à Katmandou et demande si par hasard des résidents de l’hôtel ne s’y rendraient pas en hélicoptère. Les touristes touchés par cette petite femme Sherpa si déterminée et attachante acceptent avec plaisir de la déposer à Katmandou avec son sac de pomme de terres de Khumjung, les meilleures du monde !

Le jour de l’inauguration

Arrivés tôt pour assister à l’inauguration de la Stupa restaurée, nous nous faufilons au milieu d’une foule déjà très dense autour de la stupa pour accompagner Mama et Ang Dati dans leurs circonvolutions. Avec ses petites jambes enserrées sous de multiples couches de sa robe traditionnelle sherpa, Mama marche à une vitesse incroyable en récitant des prières et en égrainant les 108 perles son mala. Nous avons bien du mal à la suivre au milieu de toute cette foule. Il faut dire que Mama a l’habitude des lieux. Elle vient ici tous les matins, dès six heures, pour accomplir ce rituel dont elle fut privé pendant plus d’un an à cause des travaux.

Après trois tours et quelques arrêts pour des dévotions, bien mystérieuses pour nous, auprès de petites statues incrustées dans le mur extérieur de la Stupa, Ang Dati s’arrête pour acheter quelques khatas. Ces belles écharpes, généralement blanches, sont nouées ou juste posées sur diverses statues en signe de dévotion. Elle sont aussi offertes aux gens qui repartent du Népal pour leur porter bonheur. Nous repartons pour un tour de stupa afin de déposer nos khatas aux endroits indiqués par Ang Dati et Mama. En chemin, nous croisons un diable bleu habillé d’une peau de tigre qui se démène au milieu des fidèles. De quelle représentation divine s’agit-il ? Peu importe. Inutile d’embêter Ang Dati qui s’amuse à regarder cet être étrange.

Une marée humaine autour de la grande Stupa

A plusieurs reprises, nous nous arrêtons pour regarder et écouter les lamas prier. Ils sont regroupés par tradition bouddhiste dans chaque coin de la terrasse du premier étage de la stupa. D’ordinaire, la musique qui accompagne les prières des lamas est assez dissonante. Mais cette fois, ces prières à l’unisson se transforment en un incroyable tintamarre, un véritable bourdonnement mystique qui paradoxalement nous enchante.

Parmi les traditions bouddhistes, celle des Gelugpa est facilement repérable grâce aux magnifiques bonnets jaunes que portent les lamas. On les surnomme d’ailleurs « les bonnets jaunes ». Leur nom se prononce approximativement « gai loug pa » mais ils ne sont pas gais du tout. Ce sont des bouddhistes version modèles de vertus. Comme tous les Sherpas du Khumbu, Ang Dati est une adepte des Nyingmapa, connus quant à eux sous le nom de « bonnets rouges ».

Personne ne connaît le programme de la journée. Une foule immense commence à converger rendant tout mouvement difficile. Nous prenons un peu de hauteur pour retrouver Phulamu Sherpa, une amie d’Ang Dati, sur la terrasse d’un restaurant.

Phulamu : « La vie est un Zig-Zag »

Phulamu est également native de Khumjung. C’est une très belle femme qui fut guide de trek. Son métier lui permit de connaître son mari, un Américain conducteur de trucks. Phulamu a deux filles. Sa fille aînée a fait de brillantes études et vit en Allemagne. Aujourd’hui, nous faisons connaissance de la plus jeune qui est hors du commun. Elle se montre très avenante et dans un anglais parfait nous demande qui nous sommes et d’où nous venons. Soudain, elle nous quitte pour aller vers la rambarde de la terrasse et envoie avec un petit appareil des milliers de bulles de savon avec un grand sourire enfantin.

Ang Dati, Brigitte, Mama et Phulamu aux premières loges

Phulamu, en rien déconcertée, nous explique que sa fille est autiste. Pour pouvoir vivre sereinement avec sa fille, elle a quitté les Etats-Unis où elle vivait avec son mari et est revenue au Népal où il existe encore une protection bienveillante des voisins permettant à Phulamu de laisser un peu de liberté à sa fille et à elle-même. Son mari vient les retrouver de temps à autre pendant ses vacances. L’expression que Phulamu va alors employer restera gravée dans nos mémoires : « La vie est un Zig-Zag ».

Oubliant d’un coup les vicissitudes de l’existence, Phulamu nous tend des « snickers » à grignoter comme pour se rappeler le bon temps où elle était guide !

Un spectacle somptueux

De notre terrasse, le point de vue est fantastique. Autour de la Stupa, les différents peuples des régions bouddhistes défilent maintenant dans leurs magnifiques costumes d’apparat. Nous sommes restés un long moment à nous émerveiller de ce beau spectacle avant de descendre de notre perchoir pour observer de plus près les habits traditionnels. Magique. Les sourires ne sont pas feints. Tous sont fiers et heureux de participer à cette cérémonie.

Le grand défilé des ethnies bouddhistes en habits traditionnels

Le moment officiel de l’inauguration arrive enfin : il est temps de retirer le voile qui recouvrent les yeux de la Stupa et redonner vie à ce symbole de tout un peuple.

Rapidement, nous ne pouvons plus bouger. Nous perdons Phulamu emportée par le flot des fidèles.

Effrayée par la foule, Mama a saisi la main de Brigitte et s’accroche à elle. Il est temps d’exfiltrer Mama. Laurent ouvre un chemin au travers des fidèles et des badauds agglutinés. La manœuvre est aussi délicate que de se rendre aux premiers rangs d’un concert du Paléo Festival ! La porte dérobée d’une échoppe nous offre la liberté. Nous traversons la boutique et nous retrouvons dans la rue face à un embouteillage gigantesque. Nous rentrons à pieds enchantés d’avoir partagé ce moment avec Mama et Ang Dati.

La splendeur retrouvée

Le lendemain matin, Namgyal arrive en riant aux éclats : il a passé sa soirée dans les locaux de la police où un de leurs amis français a été interpelé pour avoir photographié de nuit la stupa avec un drone. Il avait bravé l’interdit pensant que le brouhaha incessant des prières et de la musique allait couvrir celui de son engin. Il n’avait pas imaginé que d’un coup tout s’arrête, laissant son drone bourdonner seul au dessus de l’assemblée… Bien que désapprouvant le recourt au drone, imaginer la scène nous a bien fait rire ! Pour l’anecdote, la police ne retrouvera pas la carte SIM et le cliché volé est magnifique.

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