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Dialogue avec les esprits

Dimanche 10 mai 2020, 20h30. La pluie redouble mais Didi veut absolument nous faire connaître le rite du jhakri quitte à braver les éléments. Elle va chercher trois grands bouts de plastique soudés à la bougie sur deux bords. Nous nous couvrons sous ces capes de pluie et nous voilà partis de nuit à Kibane en franchissant les torrents d’eau et de boue de la piste.

Didi Sandra Khola est une femme formidable. Pour Brigitte, elle représente la force et la liberté qu’elle ressent à chaque fois qu’elle observe la photo des femmes berbères accrochée au mur du salon dépouillé de son amie Yasmina à Grenoble. C’est sous la protection de ces femmes qui fument qu’elle dort dans ce salon, couchée par terre, couverte de la couverture tissée main « au bled » , comme dit Yasmina, identique à celles tissées par les nomades de Thulo Daha.

Etant gamine, Brigitte rêvait en s’endormant qu’elle était nomade, dormait sous tente et se réveillait dans un endroit différent chaque jour. L’endroit était toujours vaste, en pleine nature, dominé de belles montagnes enneigées. Elle se disait que c’était les steppes de l’Asie Centrale. Pourquoi ? Cela reste un mystère car elle n’y connaissait rien en géographie.

La communauté réunie

Nous arrivons à Kibane et entrons dans la maison que nous avons repérée depuis longtemps. Cette maison est toujours pleine de monde ; il y a du linge qui pend partout sur le balcon et aux fenêtres, des dizaines de paires de chaussures de toutes les tailles qui attendent sagement à l’entrée de ce qui doit être la pièce de vie. A chaque fois que Brigitte passe devant cette maison joyeusement bordélique, elle est accueillie avec de chaleureux saluts et des fruits de saison. Pour elle, c’est la maison du bonheur.

Nous étions loin d’imaginer que cette maison était endeuillée. Didi nous explique avec gestes à l’appui que le jhakri a été appelé car l’âme du mort, celle du chef de famille, continue de hanter les lieux et ceci semble causer des troubles chez son fils.

Nous posons nos capes de pluie improvisées, nos chaussures et entrons nous réfugier dans une pièce du rez-de-chaussée qui jouxte la cuisine. Elle est déjà pleine comme un œuf mais l’assemblée nous fait de la place pour que nous puissions nous asseoir par terre « à la française », c’est-à-dire sans grande souplesse. Un épais nuage de fumée encombre l’atmosphère mais l’air reste respirable au ras du sol.

Une joyeuse assemblée

La veuve, une femme très gaie, très belle, toute en rondeurs est assise à côté du jhakri et son fils, allongé sur elle, somnole. Ce soir, ce n’est pas le chamane de Jhula qui officie mais un autre plus jeune. Pour l’instant, il est assis sur une couverture et chauffe son tambour sur le feu de bois allumé devant lui. Il n’a pas encore revêtu sa tenue distinctive et discute avec l’assistance.

Les « spectateurs » continuent à arriver encore et encore. La pièce d’une vingtaine de mètres carrés doit renfermer une cinquantaine de personnes agglutinées les unes sur les autres. Nous faisons fi des mesures de distanciation. Nous ne risquons rien car le jhakri et les esprits veillent sur nous. Au diable le coronavirus !

Il règne une atmosphère joyeuse et bruyante, presque festive. Tout le monde a l’air heureux de notre présence.

Veillée collective

Témoigner

Un homme s’approche et nous demande si les jhakri existent en France. Nous lui disons que non mais lui expliquons qu’autrefois les sorciers tenaient une place importante dans les communautés rurales, ajoutant qu’aujourd’hui ces pratiques ont disparu. L’homme nous invite alors à filmer afin de témoigner en France de leurs rites ancestraux.

Nous sommes ravis car nous n’osions pas demander l’autorisation d’immortaliser la séance en images pour ne pas perturber le jhakri. Celui-ci semble d’ailleurs enchanté de nous voir sortir notre appareil photo.

Man nous a expliqué que, contrairement au dhami dont les esprits prennent possession du corps pour parler directement aux hommes, le jhakri discute avec les esprits et joue le rôle d’intermédiaire entre eux et les hommes. A la fin d’une séance, un dhami ne se souvient de rien, ce qui n’est pas le cas du jhakri.

Le chant du voyage

Vers 22h, le jhakri se met à réciter des mantras sur un rythme lancinant dicté par le son du tambour. Après une série d’incantations, il fait une pause. Très détendu, il parle avec son entourage, demande un verre de raksi. Des hommes entretiennent soigneusement le feu de bois au-dessus duquel l’assistant d’un soir chauffe le tambour du chamane. Après quelques minutes, le jhakri reprend sa litanie.

Nous comprendrons plus tard que tous les jhakri prononcent les mêmes paroles et que le cérémonial est toujours identique. Le jhakri explore le territoire à la recherche de l’origine du mal. Il éloigne ses propres « petites sœurs » car ce sont elles qui personnifient les maléfices. Le chamane se livre à un véritable voyage verbal pour débusquer les sorcières et les repousser de tous les lieux énumérés en les emmenant avec lui au-delà des frontières du territoire. Le voyage chamanique commence dans le village du patient et se termine invariablement dans les plaines du sud du pays.

Pendant que le jhakri énumère les lieux, l’assemblée est partagée entre attention, dissipation et assoupissement. Beaucoup d’hommes et de jeunes jouent avec leurs téléphones portables ; les didi et bahini discutent en fumant la sulpa collective ou dorment. Didi Sandra khola fatiguée par sa journée de travail s’est enroulée dans une couverture jusqu’en haut de la tête et dort à même le sol ; on dirait une petite fille. Brigitte est tout attendrie devant sa Didi adorée.

Un rituel mystérieux

Le voyage du chamane est long mais nous n’avons aucune peine à lutter contre le sommeil tant nous essayons de saisir les moindres faits et gestes. Dommage que nous ne puissions comprendre les paroles.

Le chant du voyage est terminé. Le jhakri découpe des fragments de tissus dans les vêtements des patients, la mère et le fils. Il en fait des boulettes qu’il plonge dans un bol de raksi. Le chamane frappe alors son tambour. Les vibrations de la membrane mettent en mouvement les boulettes. Le jhakri observe attentivement le contenu du bol avant de tout agiter avec sa baguette. Les déplacements étaient-ils de bon ou de mauvais augure ? Nous ne le saurons jamais.

Interpréter la dans des boulettes à la lumière d’un portable …

Transes chamaniques

Vers 23h30, tout le monde se réveille et devient très attentif. C’est le moment que Didi ne voulait pas manquer. L’assistant du jhakri décroche du plafond un sac rempli de divers objets. Le chamane se pare d’un drap et s’enroule méticuleusement la tête d’un grand turban blanc. Il y plante des feuillages et des plumes de faisan pour obtenir une coiffe naturelle très impressionnante. Sur le drap dont il s’est vêtu, il enfile une sorte de harnais de buste couvert de grelots, de clochettes et de morceaux de fourrure. Tous ces attributs rituels sont censés le protéger des assauts des esprits malins et des attaques des sorcières qui veulent l’emporter vers l’autre monde.

Séance d’habillage pour le jhakri
Le jhakri enfile sa tenue protectrice

Paré de son habit rituel, il reprend son tambour. Le rythme devient plus rapide voire même endiablé. Le phrasé du chamane change. Sans comprendre les mots, la musique de sa voix ne ressemble plus à celle de la longue énumération de la phase préparatoire. Sans prévenir, le jhakri entre en transes. Il se met à trembler. Son regard est ailleurs. Le rythme du tambour s’intensifie encore.

Possédé par les esprits

Discussion secrète

Le jhakri s’agite frénétiquement ajoutant au son du tambour le tintement des cloches. Soudain, il jette un coup de pied dans le feu puis se lève et sort de la pièce. Personne ne parle. On entend le bruit des cloches et du tambour qui s’éloigne à l’extérieur. Le jhakri est parti discuter en aparté avec les esprits.

Les chants lancinants du jhakri

Le chamane est de retour. Il s’empare de la veuve, la soulève sur son dos et la secoue énergiquement. Il recommence avec le fils avant de se rasseoir devant le feu et d’entamer un nouveau chant, toujours avec autant d’énergie.

Le jhakri s’empare de notre hôte

Les conclusions

Retour au calme. Le jhakri va livrer ses conclusions. En général, il ne fait que donner des indices. C’est à l’assistance de deviner ce qu’il convient de faire pour calmer les esprits et donc résoudre le problème.

Auparavant, lorsque quelqu’un était malade et que les dieux soupçonnaient un membre de la famille ou un proche d’en être le responsable à cause d’une mauvaise action comme par exemple avoir lésé le malade lors d’un héritage, le jhakri donnait des indices et, si les gens ne comprenaient pas, il allait directement tuer le fautif.

Les jhakri ont été interdits pendant un temps pour faire cesser ces justices expéditives. Cependant, les gens étaient attachés à cette tradition ancestrale et pensaient qu’ils étaient les seuls capables de guérir des maladies contre lesquelles la médecine se révélait impuissante. Les jhakri sont donc revenus mais ils ont cessé de faire justice eux-mêmes.

Didi sauvée par un jhakri

Man nous a raconté que pendant deux ans, Didi Sandra khola, a été très malade. Un long séjour à l’hôpital n’y a rien changé. Après deux ans de maladie, Man voyant sa maman chérie prête à mourir a tenté le tout pour le tout et a fait venir un jhakri alors qu’il ne croyait pas en leurs pouvoirs.

A cette époque, il n’avait pas d’argent, juste un billet de dix euros laissé par un client. Il est allé voir le jhakri qui a accepté les dix euros pour officier. Pour l’anecdote, le jhakri n’a jamais changé ces euros en roupies ; il a conservé le billet en souvenir.

Le jhakri avait livré ses conclusions : Didi était polluée par de l’eau pourrie car la famille avait fâché Shiva. Il convenait de sacrifier une chèvre dès la prochaine puja pour faire cesser la colère de Shiva. Ce fût fait et Didi retrouva la santé trois semaines plus tard. Depuis, Man n’a pas beaucoup plus de certitudes mais il est infiniment reconnaissant au jhakri pour la guérison de sa maman.

Interpréter les conclusions

A la lumière des indices donnés par le jhakri, l’assistance disserte sur les actions à mettre en œuvre pour remédier à la situation pour laquelle il a été sollicité. Chacun donne son avis sur l’interprétation des indices et la décision est prise collectivement. Pour le cas traité ce soir, si nous avons bien compris, la famille devra sacrifier une chèvre à un dieu lors de la prochaine puja pour que le mort cesse de hanter les lieux. Les chèvres semblent être les nouvelles victimes des conclusions des jhakri modernes !

Il est plus d’une heure du matin. Didi tombe de sommeil. Nous décidons de rentrer et laissons sans remord l’assemblée interpréter seule les indices car nous ne sommes pas d’une grande aide.

Les gens semblent très heureux que nous soyons venus partager cette séance de chamanisme. Nous rentrons avec Didi à Lochabang par la piste transformée en torrent par la pluie qui continue à tomber très violemment . Nous la remercions chaleureusement du cadeau qu’elle vient de nous faire avant de remonter à Horlabot la tête pleine d’images fortes et de questions sans réponses.

Combattre les démons

Avoir participé à une telle séance n’est pas anodin. C’est un peu comme si nous venions de partager le fardeau du « patient », celui pour qui la séance a été convoquée. Plus encore, nous avons eu la sensation, comme tous les autres spectateurs, de l’avoir aidé à s’opposer à ses démons. Au-delà de la croyance rituelle, ces rites sont un véritable témoignage de la solidarité et de l’entraide entre les membres d’une communauté. Sans l’avoir prémédité, nous venons de resserrer encore plus les liens avec notre nouvelle famille.

Pendant la nuit, Laurent et moi nous réveillons en sursaut, il nous semble que quelqu’un veut entrer dans la maison. Serions-nous attaqués par les esprits pernicieux que nous venons de combattre à Kibane ? Par sécurité, nous fermons les volets… Bouh, nous ne verrons pas le lever du jour !

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