Jeudi 9 avril 2020. Réveil 5h00 au paradis de l’oiseau qui crie, c’est le bonheur. Notre deuxième semaine de confinement se termine déjà. Que le temps passe vite !
Il fait très chaud au paradis du Rukum ce qui rend le bonheur de Brigitte encore plus intense mais empêche un peu Laurent de bouger à sa guise. Pour elle, balade rituelle sur la colline de Banphikot maintenant bien apprivoisée ! Bimala et ses deux sœurs lui donnent chaque matin une leçon de nepali.
De la théorie à la pratique
La plupart des guides d’apprentissage du nepali sont écrits par et pour des anglophones comme le célèbre Nepali Phrasebook édité par Lonely Planet. Ici commence toute la difficulté. Celle-ci est accentuée par une transcription pseudo-phonétique assez obscure, plus ou moins éloignée de la norme internationale dont la première publication date de 1888. Cette représentation universelle présente dans le Larousse ou le Petit Robert est malheureusement ignorée par la majorité des personnes qui n’y ont, comme nous, jamais prêté, grande attention après l’avoir apprise à l’école.
Se plonger dans la dialectique académique de la phonétique est déroutant. Dévoisement, rhotacisme ou palatalisation ne sont que des exemples d’une terminologie barbare qui ne va guère nous aider à comprendre nos interlocuteurs au fin fond du Rukum. Quand un caractère de cet alphabet phonétique international ne correspond pas à sa prononciation dans votre langue native, c’est à y perdre son latin. Ainsi le son correspondant à notre caractère « r » standard se transforme-t-il en « ʁ ». Renversant !
Ceci explique sans doute la préférence de certains guides de conversation pour une approche plus pratique mais faudrait-il encore qu’elle soit plus exhaustive. La complexité vient ensuite des disparités régionales qui sont encore plus importantes ici au Népal que chez nous. Pour un grand nombre d’habitants, le nepali n’est pas la langue usuelle, celle utilisée dans le cercle familial.
Un jour, nous avons découvert dans une librairie de Thamel, le Lexique Franco-Nepali rédigé par Henri Sigayret. Son approche très pragmatique et francisée des sons facilite grandement la vie pour les francophones. Nous décidons donc de l’adopter.
Une question rituelle
Une question ponctue sans autre préambule toutes les rencontres sur les chemins : « Kaha djané ?». Elle nous sera posée des milliers de fois car ici lorsque les gens se croisent, ils ne se demandent pas « Comment vas-tu ? » mais « Où vas-tu ? ». Une interrogation qui sonne comme une formule de politesse. Certains tournent le dos sans même attendre une réponse. D’autres manifestent un intérêt plus sincère et poursuive en demandant la raison du déplacement.
Ici, le classique « namasté » des zones touristiques n’a guère cours. Il n’est utilisé que sous sa forme de politesse extrême « namaskar » quand par exemple les habitants rencontrent un élu de la municipalité rurale ou un aïeul qu’ils n’ont pas vu depuis longtemps.
Aujourd’hui, Brigitte a appris une nouvelle phrase que ses oreilles ont captée comme : « Doui apta Horlabot bosné. » qui peut se traduire par « J’habite à Horlabot depuis deux semaines ». Ces quatre mots seront notre sésame pour apprivoiser les personnes effrayées par notre présence incongrue.
Quelle joie de saisir quelques mots de ceux et celles qui essaient de nous parler ! Au début de notre séjour, l’expression « barrière de la langue » avait son plein sens. Sans Man nous étions perdus, moins nous comprenions, plus les gens criaient. Crier pour mieux se faire comprendre semble être un réflexe universel !
Les cultures associées
Au Rukum, l’association des cultures est une pratique ancestrale : légumineuses et céréales se côtoient et s’entraident dans les terrasses d’un sol appauvri par les pluies diluviennes de la mousson. Chez nous, ce savoir faire empirique a été oublié assez récemment. Ne faudrait-il pas même dire enfoui dans les mémoires paysannes ? La mécanisation a sonné le glas de ce procédé naturel d’enrichissement des sols toujours défendu par des jardiniers amateurs. Un vent d’espoir souffle avec l’émergence de maraîchers responsables, apôtres de ces pratiques biologiques luttant contre les intrants chimiques.
Pourvu qu’ici ces méthodes traditionnelles perdurent. Rien n’est moins sûr avec les lobbies agro-industriels tellement avides de conquérir tous les marchés de la planète ! Chez Dazu, les lentilles et les blés sont en symbiose, les unes apportant aux autres l’azote dont ils ont besoin pour se développer.
Ainsi, en descendant à Horlabot chez sa nouvelle famille où elle se sent si bien, Brigitte trouve-t-elle Dazu accroupi dans l’étroite bande de terre où elle a récolté le dal quelques jours plus tôt avec Aunty, Didi et Jessica. Le père de Man coupe le blé à la faucille (« hachi ») et ne se relève que pour lier avec quelques tiges de blé les gerbes qui devront résister au battage manuel. Nous resterions des heures à admirer cette gestuelle : un habile et efficace mouvement de rotation qui en quelques secondes permet d’obtenir une solide botte.
Brigitte propose à Dazu de l’aider mais il lui dit que couper le blé est trop dangereux pour des novices. Il n’a peut-être pas tort. Dibi en fera bientôt la malheureuse expérience. Dazu préfère que nous les aidions plus tard lors du battage. D’ailleurs, il a presque terminé. Il est temps pour eux de retrouver Didi qui a préparé le thé et la sulpa.
Début des travaux
Man a parlé avec Dazu de son projet de « home stay ». Son père doute du succès de l’entreprise mais lui accorde sa confiance pour démarrer les travaux de rénovation. Voir Horlabot revivre le réjouit autant que son fils.
Pour commencer, Man veut aplanir la terrasse où se trouvent les deux maisons. L’objectif est de réduire la pente en éliminant les restes d’un petit glissement de terrain. Gangaram et son fils Bulldozer arrivent pour estimer la durée des travaux. Le marché est rapidement conclus. Ils commenceront demain. Man nous dit qu’il faut leur verser un salaire plus élevé que celui des autres travailleurs mais que leur redoutable efficacité compense avantageusement cet extra. Nous pourrions ajouter que leur bonne humeur et leur gentillesse vaut également ce prix !
Dazu monte à son tour pour proposer à l’équipe de l’aider à couper le blé à Lochabang. Il offre à chacun le salaire usuel pour une journée de labeur au Rukum : 500 roupies et les repas de la journée. Nos quatre compagnons acceptent sans exprimer beaucoup de gratitude envers la personne qui les héberge sans contrepartie.
Un pamplemousse sucré au piment
Notre carte SIM n’étant toujours pas prête, Man nous prête une des siennes. Ici, il n’a pas besoin de deux opérateurs. Dans l’après-midi, nous partons ensemble à Cherakhet pour acheter des recharges de crédits. En théorie, nous devrions même pouvoir activer internet pour reprendre contact avec famille et amis en France.
Au retour, nous rendons visite aux maraîchers de Kibane. Partout, nous sommes reçus chaleureusement. Le premier que Man connaît à peine nous offre de gros choux verts. Cette générosité sans limite devient gênante. Man nous dit qu’insister pour le dédommager serait lui faire affront.
Nous nous arrêtons ensuite chez un de ses oncles qui est probablement le plus ancien du clan familial. Chez lui, sa belle-fille nous fait visiter son potager avant d’envoyer sa fille aînée cueillir un énorme pamplemousse au faîte d’un grand arbre sur lequel cette dernière grimpe avec une agilité et une rapidité incroyable.
Avant de déguster le pamplemousse avec toute la famille, nous procédons à son épluchage. Un travail collectif pour peler à vif tous les quartiers de cet agrume. Man les émiette dans une assiette et saupoudre de sucre cette pulpe déchiquetée. Il ajoute ensuite quelques pincées de poudre de piment. L’effet de cet épice est très surprenant pour nous au premier abord et même au second… Cependant nous persévérons et par la suite nous deviendrons de fervents adeptes de cette sensation de douceur qui n’est ressentie qu’après avoir su résister au feu du piment.
Aimer le Rukum, c’est comme aimer le pamplemousse sucré au piment !
Un espoir vite déçu
Namgyal avertit Man que les restrictions de circulation vont peut-être être levées pour deux jours. Des bus pourraient alors circuler pour permettre aux habitants de la capitale de rejoindre leurs villages d’origine. L’équipe pourrait en profiter pour sauter dans un bus et rentrer. Cette fausse bonne nouvelle sera infirmée quelques heures plus tard. Elle témoigne néanmoins des troubles que commencent à vivre le pays. De nombreuses personnes tentent de rallier à pied leur village au mépris du lockdown et s’entassent sur les chemins et les routes en périphérie de Katmandou où ils sont repoussés comme des pestiférés par les habitants des villes qu’ils traversent. Le gouvernement entrevoit une catastrophe humanitaire si rien n’est fait.
Nous chargeons du crédit sur la carte SIM prêtée par Man et essayons d’activer internet. Impossible. Les efforts répétés de tous les jeunes du quartier n’y pourront rien. Nous réessaierons avec notre nouvelle carte. Nous sommes déjà ravis d’avoir retrouvé un peu d’autonomie pour communiquer par SMS avec Namgyal qui relaie nos messages en France.
Confidences autour du thé
Quand nous demandons à Man s’il a parlé avec sa femme de son projet à Horlabot, notre ami sourit avant de nous dire que ce n’est pas si simple et de nous confier de nouveaux secrets de famille. Man a été marié très jeune à Lolita comme le voulait alors la tradition. Un mariage arrangé, voire même forcé.
Dès qu’il s’est aperçu que ce mariage était illégal, Man a mis un marché entre les mains de son père : soit ce dernier permettait à Lolita d’aller à l’école, soit il portait plainte contre lui pour l’envoyer en prison !
A treize ans, Man était déjà un garçon très déterminé et convaincant : Dazu a financé les études de Lolita. Elle parle maintenant anglais et s’occupe, pendant la saison touristique, de la luxueuse lodge « La Villa Sherpani » que Zimba possède au pied de l’Everest, au bord de la fameuse piste de l’aérodrome de Lukla.
Une famille éparpillée
Man et Lolita ont deux enfants. Leur maison est à Dang dans la plaine au sud du Rukum à 7 heures de jeep d’ici. Lolita et lui possédait un élevage de quelques centaines de poulets. Man laisse sa femme gérer l’exploitation car il est trop souvent absent de la maison pour s’en occuper. Leur élevage va vite péricliter avec le lockdown et l’augmentation subite des prix des aliments pour les volatiles. Lolita devra bientôt mettre fin à l’élevage en vendant les derniers poulets pour ne pas perdre plus d’argent.
Man ne nous cache pas qu’il préfère de loin explorer les montagnes plutôt qu’être éleveur de poulets. Au grand désespoir de Dazu, cette passion ne lui permet pas de faire vivre sa famille. Son père lui reproche souvent de ne pas avoir un vrai métier. Il nous semble utopique d’imaginer que Man puisse trouver le bonheur en se sédentarisant et en arrêtant de courir la montagne. Brigitte le comprend pour être la même. Le projet de « homestay » pourrait être de ce point de vue un bon compromis.
Man et Lolita semblent à la fois très unis et très distants. Lolita viendrait peut-être vivre à Horlabot dans deux ans quand leur fils Deepak, treize ans, aura fini son école anglaise à Dang. Mais avant cela, il faudra que Dazu et Lolita acceptent de faire des concessions.
Leur fille Manisha fait des études à Katmandou. Elle a dix-sept ans et parle parfaitement anglais. Elle vit dans un « hôtel », une structure d’hébergement bon marché pour les étudiants. Manisha a un caractère bien trempé comme son père qui lui permettra de résister à un confinement de sept mois seule à Katmandou, loin de sa famille et sans argent. Au téléphone, elle fera toujours preuve d’une gaîté à toute épreuve !