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La cérémonie familiale

Vendredi 6 mars 2020. Nous nous réveillons à l’aube pour nous préparer et enfiler nos tenues de noces. Laurent a sorti le costume et une cravate pour l’occasion. Quelle impression étrange de se retrouver ainsi affublés dans les rues de Katmandou ! Les gens nous regardent amusés parcourir les quelques centaines de mètres qui séparent l’hôtel de la résidence familiale transformée pour quelques jours en salle de réception.

Aujourd’hui, c’est la cérémonie familiale, le jour où Sonam et Kalpana vont officialiser leur union aux yeux de la communauté sherpa. Pour être honnête, ils sont déjà mariés aux yeux de la loi américaine. Ils comptaient esquiver les fastueuses cérémonies traditionnelles sherpas mais, face à la montagne de cadeaux reçus de toute part et soumis à la pression des deux familles, ils n’ont pu reculer et renoncer à la tradition.

Le rituel des offrandes

A l’entrée, trois jeunes filles en tenue sherpa nous accueillent. Chacune tient dans ses mains un plateau rituel proposant aux invités de la farine, du yoghourt ou un assortiment de confiseries. Nous tentons d’imiter les personnes qui nous précèdent dans la file et de reproduire les mêmes gestes. L’ambiance est bon enfant. Personne ne nous juge. Nous n’avons pas du tout le sentiment d’être des intrus. Il faut dire que nous avons la chance de connaître ici plus de personnes qu’à bien des mariages occidentaux auxquels nous avons pu assister.

Zimba et Ang Dati nous attendent, très attentionnés, attendris par nos maladresses. Ils semblent être touchés de nous voir endimanchés, de faire honneur à leur invitation. Tous les jours qui suivront, ils n’auront de cesse de nous mettre à l’aise, de nous faire partager leur famille et de nous présenter leurs amis.

Le rituel des offrandes

Des tenues traditionnelles somptueuses

Les premiers convives sont déjà attablés autour d’un thé au beurre de yak et d’un bol de riz. Tous ont revêtu leurs plus beaux habits sherpas. Les femmes rivalisent de beauté dans leur chemisier en soie enfilé sous une longue robe étincelante brodée au fil d’or recouvrant leurs pieds qui est elle-même portée sous le pangden, un tablier aux rayures multicolores, apanage des femmes mariées dans la culture sherpa. Elles arborent presque toutes un collier richement décoré de turquoises et d’or massif et sont coiffées du shyamahu, une toque bigarrée dotée de quatre grandes oreilles en fourrure. En un mot, elles sont resplendissantes. Pour les hommes, la tenue est plus sobre. Si certains portent le chapeau traditionnel, la plupart ont choisi un chapeau marron en feutre à bords droits, orné d’un ruban en soie, comme celui que Namgyal s’empresse de nous prêter pour l’occasion. Brigitte avec son gilet en polaire fuchsia orné de fourrure est bien dans le ton.

On nous offre une petite rose que nous devons, comme tous les invités, accrocher au revers de notre veste. Nous comprendrons bientôt qu’elle servira à identifier la famille du marié de celle de son épouse.

Quand tout le monde est arrivé, on passe au petit-déjeuner. Nous faisons la connaissance d’un petit groupe d’amis de Sonam qui doivent l’accompagner au mois de juin dans le Khumbu pour étudier l’adaptation génétique des sherpas à la haute altitude. Ils font juste l’aller-retour pour la cérémonie et en profitent pour obtenir les autorisations nécessaires pour ce projet de recherche.

Sonam le magnifique

Sonam s’est levé très tôt pour rejoindre le lama de la famille qui officie dans le temple érigé au dernier étage de la maison en récitant des mantras parfois accompagnés de la sourde résonance si particulière d’un large gong. Cette puja est destinée à placer cette union sous les meilleurs auspices. Le lama bénit les offrandes et en particulier le gâteau conique traditionnel constitué de tsampa et de beurre, le femar, qui doit être apporté en cadeau aux parents de Kalpana. Alors que les invités sont déjà attablés, Sonam se prépare encore. Il est entouré de ses proches qui l’aident à revêtir son habit de lumière, une chhuba en soie d’un doré éclatant.

Il apparaît enfin coiffé d’un couvre-chef utilisé uniquement à l’occasion des mariages. Cette parure fragile, conservée précieusement dans une boîte à chapeau, est couverte de fils rouges, comme des cheveux tressés. Il porte à la main une flèche décorée de rubans colorés comme des drapeaux de prière. Son ami « porte-ombrelle » le suit. Jouant un peu le rôle du témoin, il restera dans son dos toute la journée pour l’assister. L’ombrelle, si elle peut être utile en cette chaude journée ensoleillée de printemps, joue surtout un rôle symbolique. Elle protège le jeune marié des mauvais esprits qui pourraient venir du ciel.

Le lama appose une tika rouge sur le front de tous les membres de la famille dont nous faisons partie. Nima remet un khata à tout le monde.

La procession se met en route

Bientôt vient le signal du départ. Dans un nuage d’encens, les membres du cortège se mettent en route après avoir fait la queue pour accomplir une nouvelle fois le rituel des offrandes. A notre surprise, dans l’allée, une fanfare de la police nous précède et commence à jouer couvrant immédiatement le son des conques bouddhistes. Les musiciens ont fière allure dans leurs uniformes : pantalon noir, veste rouge avec des épaulettes dorées et chapeau décoré d’un pompon orange. S’ils ne le savaient pas encore, les voisins entendent désormais qu’un fils de la famille se marie. Cet orchestre est vraisemblablement une incartade à la tradition sherpa. Nous y sentons la patte de Zimba qui s’est construit depuis son arrivée à Katmandou un réseau d’amis fidèles de toutes confessions.

Au son bruyant des cuivres et des tambours, accompagné par le lama, Sonam prend place sous les acclamations dans la voiture décorée avec tant de peine hier soir. Derrière la voiture, suivent sagement les hommes et enfin les femmes plus dissipées. Tout se passe dans une atmosphère joyeuse. Un instant, le quartier arrête de vivre et de circuler en tous sens pour accompagner la fête au son des klaxons.

Au Khumbu, le janti, la procession nuptiale, n’a d’autre choix que de gagner à pieds le village de la promise. Signe des temps ou adaptation à la vie urbaine, notre cortège s’arrête quelques centaines de mètres plus loin, là où nous attendent les bus destinés à nous conduire auprès de la belle-famille. Nous embarquons dans un des bus pour effectuer un saut de puce de trois kilomètres vers le quartier résidentiel de Baluwatar.

L’arrivée chez Kalpana

Les bus s’arrêtent à proximité de notre destination finale. Le janti se remet en ordre de marche et retrouve une allure plus traditionnelle. A la tête de la procession, Sonam suit le lama qui porte un étendard censé chassé les démons qui pourraient être attirés par les festivités à venir. Les hommes suivent chargés de cadeaux et d’accessoires indispensables pour la cérémonie. Nous voyons défiler les cartons de bouteilles de bière, de vin ou encore de whisky. Une rude journée en perspective… Viennent ensuite des présents plus traditionnels. Le gâteau femar qui pèse certainement plus de trente kilogrammes est porté par deux solides cousins. Il sera échangé en fin de journée contre celui préparé par la famille de Kalpana. Un autre homme porte une grosse cruche en bois, couverte de parures dorées qui contient du chang, un breuvage à base de millet qu’Ang Dati a laissé fermenter depuis des mois. Namgyal est quant à lui chargé d’un lourd sac rouge de l’agence Khumbila au contenu mystérieux.

La maman de Zimba accueillie chez Kalpana

Les parents de Kalpana ayant émigré aux Etats-Unis, c’est une de ses tantes qui nous reçoit. Une longue allée mène à sa demeure et à l’immense parc aux arbres magnifiques où est dressé un gigantesque chapiteau qui abrite une trentaine de tables. Au bout de l’allée, cinq jeunes sherpanis proches de la mariée accueillent la procession avec des plateaux d’offrandes semblables à ceux que nous avons découverts ce matin. Cette fois, nous connaissons les gestes rituels.

Une première sherpani propose une jarre de chang dans laquelle il convient de tremper délicatement une branche et de la secouer plusieurs fois dans les airs. Sur les rebords de la cruche, un peu de beurre a été déposé pour symboliser la prospérité de la famille. Une deuxième tend un plateau avec un récipient contenant de la farine d’orge, de la tsampa, dont vous devez prélever trois pincées pour les jeter en l’air avant d’en apposer une dernière sur l’épaule gauche de la souriante sherpani préposée à cette offrande.

Une troisième jeune fille présente un bol de yoghourt et vous invite à en déposer un peu dans le creux de votre main, paume que vous lécherez. Les deux dernières offrent des confiseries plus ou moins traditionnelles que nous nous contentons de déguster avec gourmandise.

Entre fastes et traditions

Les grands-mères, les parents et les frères de Sonam s’installent aux côtés du lama dans des fauteuils alignés pour faire face à la plus proche famille de Kalpana qui les attend dans un silence religieux. Nima a changé de camp. Il est assis à côté de son père, Kami, qui nous a reçu chez lui à Khumjung l’automne dernier. Nous ne saurons jamais vraiment si le clan de Kalpana était plus austère que le notre ou s’ils jouaient le jeu de la tristesse à la perfection. Toujours est-il que nous avons la chance d’être dans le camp festif de ceux qui viennent « enlever » la fille de la famille !

On nous conduit à notre table divinement dressée. Nous y retrouvons les amis américains de Sonam. Immédiatement, on nous sert du thé au beurre et un bol de riz au lait. Rapidement, le thé fait place aux boissons alcoolisées. Laurent apprend combien il est difficile de résister aux injonctions d’une sherpani. Dès qu’il entame son verre, une cousine, une tante ou une amie de Kalpana vient pour un « refill ». Si par malheur il est encore plein, en bonne hôtesse, elle l’invite à boire par des petits gestes de haut en bas de ses mains jointes, les paumes à demi ouvertes vers le ciel. Elle ne sera vraiment satisfaite que si vous absorbez quelques gorgées et contribuez ainsi à la réussite du mariage qui selon la tradition sherpa est jugée à la quantité de chang servie et absorbée par les convives. Notre table se couvre rapidement de bouteilles vides que personne ne débarrasse comme pour nous rappeler que nous consommons moins que nos voisins. Au milieu des bouteilles, quelques fioles de gel hydro-alcoolique nous rappellent au bon souvenir du coronavirus. Nous sommes plusieurs centaines sous le chapiteau. Personne ne s’en soucie.

La famille proche de Sonam

Pendant ce temps, les orateurs des deux clans se succèdent dans une série de longs discours. Tour à tour les oncles et d’autres émissaires de la famille de Sonam prennent la parole dans une sorte de jeu de séduction pour convaincre ou pour amadouer la famille adverse. Le contenu du sac rouge se dévoile un peu. On en extrait des centaines de khatas qui sont dépliés délicatement sur un plateau d’argent afin que chaque beau parleur puisse en remettre un à tous les membres de la famille de Kalpana. Vient ensuite le tour des oncles et des cousins de Kalpana de prendre la parole. Nous ne comprenons malheureusement rien à ces échanges qui se veulent plein d’humour avec de petites piques sympathiques sur l’accoutrement des uns et des autres ou sur les supposées difficultés rencontrées en chemin. Cette joyeuse joute verbale est accompagnée de nombreuses rasades de chang servies par chaque clan. Le père de la mariée prend enfin la parole. Il doit annoncer ce que toute l’assemblée attend : il accepte de donner sa fille en mariage. Il est treize heures et grand temps d’ouvrir le buffet.

Le buffet

En général, les hommes se servent en premier. Aujourd’hui, la file est mixte. Tout le monde veut nous laisser sa place mais nous refusons ce privilège. Alignés sur le buffet, les plats défilent devant nous. Les cloches qui les couvraient pour maintenir le contenu au chaud sont déposées sur le côté pour fluidifier le service. Des odeurs puissantes se dégagent comme des promesses. Tout est tentant mais il faut bien se résoudre à faire des choix, ce qui ressemble à un pari quand il reste une vingtaine de plats à visiter avant de terminer le défilé. Curry de mouton, masala de poisson, poulet grillé ou en sauce, curry de légumes, légume frits, beignets, salades. L’assiette garnie de couleurs nous retournons à notre table pour déguster notre sélection. Nos yeux ne nous ont pas trompé. Tout est excellent. Nous tentons de deviner les épices qui se cachent dans telle ou telle préparation, comme dans cette sauce verte très relevée qui accompagne les salades. « Du coriandre ? Non du gingembre, je crois. » Les deux peut-être ! Nous faisons honneur une nouvelle fois au buffet où les plats sont regarnis en permanence par une nuée de serveurs, un peu à la manière de nos verres qui ne restent jamais vides. Cette fois, la démarche est plus méthodique. L’excitation de la découverte laisse place à l’extase de l’expérience. Nous pouvons nous concentrer sur ce que nous avons le plus aimé la première fois sans oublier de goûter ces plats que nous avons laissé de côté.

Le buffet des desserts est plus modeste quoi que d’une grande fraîcheur. On y trouve du raisin, une coupe remplie de grains de grenade, du yoghourt mais également une excellente glace dont nous savourons la rareté.

Une danse envoûtante

Après le repas, c’est le temps de la danse. Les femmes puis les hommes de la famille de Sonam forment une grande ligne et commence une danse assez lente mais saccadée, rythmée par des chants plutôt gais ponctués de sons envoûtants comme venus de la nuit des temps. Zimba quitte un instant l’alignement pour aller chercher sa mère qui a 90 ans et « mama », la maman d’Ang Dati avec qui nous avons passé tant de bons moments. Elles n’attendaient que ça. Mama est superbe et ne cessera de battre la pavé en rythme avec ses petits pieds.

Une danse sherpa ancestrale

Nima profite de la danse pour remettre un khata à tous les membres de notre clan de la part de la famille de Kalpana. Nous recevons bien évidemment le notre.

Une divine apparition

L’après-midi est déjà bien avancée. Kalpana apparaît enfin, suivie de son amie porte-ombrelle. Elle traverse l’allée qui sépare les deux familles et monte sur l’estrade où l’attend sereinement Sonam, installé sur un trône. Ils sont éblouissants dans leur tenue d’apparat. Ils se jettent un regard complice avec un sourire qui semble vouloir dire « Enfin !» après ces heures de séparation.

Leurs parents respectifs viennent les rejoindre et s’assoient face à face. Contrairement à Zimba, Ang Dati, qui aime à rire de toutes les difficultés que la vie lui fait traverser, est inhabituellement tendue, stressée. La statue dorée d’un bouddha sépare les deux familles, entourée par deux coupelles remplies de yoghourt, décorées de touches de beurre de yak. Sonam serre très fort dans sa main droite la flèche sacrée qui serait le symbole d’une union sacrée et fertile. A gauche de Kalpana, on aperçoit tous les cadeaux apportés ce matin. A côté du femar conique, on trouve un gâteau plat sur trois étages, la cruche de chang et un immense bouquet de fleurs rouges.

Une union sous les meilleurs auspices

Les invités se lèvent pour se regrouper le plus près du podium et ne rien manquer de la cérémonie qui peut enfin commencer. Incapables à notre plus grand regret de saisir les paroles échangées, nous nous concentrons sur les regards, les larmes de bonheur, sur le langage corporel qui trahissent une immense émotion et nous nous laissons emporter dans cette joie collective. Nous savourons notre chance rare de vivre ces instants magiques, entourés de tant de bienveillance spontanée à notre égard.

Personne n’officie. Le lama reste en retrait. La cérémonie n’est pas religieuse. Chacun connaît le rôle qu’il doit tenir. On sert du thé aux mariés puis aux parents qui vont de nouveau échanger des khatas.

Echange des alliances

Les jeunes mariés vont sceller leur union en apposant une tika rouge sur le front de l’autre. Ce geste donne son nom au principal rituel du jour : gyen-kutop. Ils échangent ensuite les alliances.

Kalpana verse une larme lorsque sa grand-mère lui remet un collier.

Le défilé des khatas

Le grand défilé des khatas peut commencer. Chaque invité va en déposer un autour du cou des mariés qui, sans l’intervention salvatrice de leurs portes-ombrelles, auraient eu tôt fait d’étouffer sous ces étoles de soie. L’industrie du khata doit être prospère en cette saison des mariages qui ne fait que commencer !

Nous notons amusés que les khatas entassés derrière les mariés sont récupérés et retournent dans l’immense sac rouge. Nous participerons à leur recyclage lors des festivités à venir.

Un retour triomphal

Les cousins de Sonam sortent alors d’un autre sac les queues de yak et une épée pour se lancer dans la danse endiablée des vainqueurs. Dans une ivresse non feinte de bonheur et un tumulte assourdissant de cymbales et de conques, tout le clan quitte les lieux en chantant, en agitant les queues de yak ou en faisant tournoyer les khatas. La démonstration de joie exubérante se poursuit dans la rue. Régulièrement, le cortège s’arrête et les danses reprennent au milieu des voitures et des passants qui jouent le jeu. Nous retrouvons bientôt notre fanfare et les bus et nous dirigeons vers Chabahil pour reprendre cette folle procession qui annonce à tout le quartier notre succès : «Nous avons ramené la mariée à la maison!»

La danse endiablée du retour triomphal

La journée est loin d’être terminée. Après un nouveau cérémonial des offrandes en arrivant à la «  Résidence de Zimba », comme l’indique le panneau doré posé pour l’occasion à l’entrée de la maison, une procession reprend jusqu’à l’étage. Le rituel des khatas recommence pour les mariés alors que les invités apportent leur obole dans une enveloppe. Danu tient les comptes en répertoriant tous les dons.

Retour dans le jardin où les boissons coulent à flot. La nourriture est toujours aussi abondante et délicieuse. Dr Nima nous invite à sa table. Il nous présente une amie chinoise qui gère son centre de formation à la haute-altitude et sa fille qui étudie à … Wuhan. Nos cerveaux pourtant fatigués par cette longue journée ne mettront pas longtemps pour allumer un clignotant orange dans nos têtes. Et puis zut ! Elle est rentrée au Népal depuis plus d’un mois. Nous ne risquons rien. Le coronavirus venait de perdre la bataille. Il ne nous gâcherait pas cette journée magique.

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