Mardi 14 avril 2020. Aujourd’hui l’équipe au complet descend tôt pour couper le blé du grand champ de Lochabang. Nous avons proposé notre aide mais Dazu l’a déclinée nous disant qu’il rémunère nos quatre compagnons de Katmandou pour ce travail. Pour lui, tout salaire mérite sa peine. Il a envie de mettre au défi les néo-citadins du Solokhumbu qui se vantent de toujours faire mieux que les gens du Rukum et donc de pouvoir récolter le champ dans la matinée.
Man arrive assez tôt à Horlabot, juste avant que Dibi ne remonte également, blessé. Il s’est coupé le bout d’un doigt avec la tranchante faucille. Les hommes du Solu ont perdu la main… Man sort la pharmacie où nous trouvons désinfectant et gaze pour soigner son annulaire.
Après un peu de repos, Dibi redescend courageusement à Lochabang rejoindre ses trois amis. Avec son doigt bandé, il ne pourra plus guère les aider.
Man nous propose de partir découvrir Magma, un des plus importants villages de la vallée, une destination que nous convoitons depuis notre arrivée. Au préalable, il a contacté par téléphone un ancien rebelle maoïste qui s’était réfugié à Horlabot pendant la guerre. Cet homme dirige désormais le gouvernement local de Magma, le « ward n°6 » de la municipalité rurale de Banphikot.
En partant, nous passons voir l’équipe des travailleurs du Khumbu qui coupe le blé à Lochabang. Il est déjà plus de dix heures et ils n’ont coupé qu’un petit carré en dessous de la « maison » des buffalos. Dazu, le visage barré par le sourire contenu du vainqueur, sait qu’ils ne termineront pas aujourd’hui.
L’avenir de la route
Nous nous dirigeons vers Kibane. A chaque fois que nous marchons sur cette piste, nous nous réjouissons d’une conséquence heureuse du confinement : aucun engin motorisé n’y soulève la poussière naturelle mêlée au nuage de fumée noire et âcre de son pot d’échappement. Seul un tracteur hors d’âge fait quelques aller-retour quotidiens en tirant une benne remplie de pierres ou de sable.
Qu’en sera-t-il demain ? Le col de Naduwa qui ferme la vallée au-dessus de Magma deviendra-t-il un axe fréquenté ? Le développement de la petite bourgade de Chinkhet et de son homologue Aathbiskot de l’autre côté de la montagne peut le faire penser. Nous préférons oublier rapidement cette image des champs de blé poussiéreux et celle des habitants qui seront bientôt condamnés à porter un masque pour pouvoir respirer devant chez eux alors qu’ils vivent la pandémie à visage découvert.
Découverte de Magma
Pour la première fois, nous remontons la piste au-delà du point où nous l’avons toujours quittée pour emprunter le pont de Tarchibang. Après le premier lacet, au niveau d’un joli petit temple jaune, nous prenons le chemin qui était utilisé avant l’arrivée de la piste. Il est plus agréable et plus direct pour monter à Magma. Tous les habitants l’utilisent encore sauf les gardiens de chèvres ou de buffalos qui font paître leur bêtes le long de la piste.
Nous nous arrêtons au bord d’une fontaine à l’ombre d’un couple de pipals majestueux. Cet endroit aux abords de Magma lui rappelle de bons souvenirs. Garçons et filles s’y retrouvaient après l’école…
Un geste pas anodin
Man nous apprend à distinguer le sexe des arbres. Mâle et femelle pipal n’ont ni les mêmes feuilles ni la même prestance : les mâles sont plus « ramassés » alors que les femelles étendent leurs longs bras autour de leur tronc. Man préfère de loin l’allure plus aérienne et élégante des pipals femelles.
Un jour, Man, jeune marié et amoureux des pipals, en planta un à Horlabot, au mépris des croyances locales. Il est en effet de coutume de planter un pipal, l’arbre de vie, lorsqu’on ne peut pas avoir d’enfant. Cette offrande faite à la Terre et à la communauté est une sorte de mesure de compensation à ce défaut de fécondité. A contrario, si on n’a pas mis tout en œuvre pour se reproduire, planter un pipal peut être vu par les Dieux comme un signe de renoncement.
De retour à Horlabot, quelque temps plus tard, Man découvrit que son pipal avait été arraché par une âme bien intentionnée mais anonyme qui souhaitait sans doute avoir des petits-enfants, des neveux ou des cousins.
Nous retrouvons la piste de Magma qui traverse la jungle. A l’entrée du village, il y a une immense serre encore vide qui, d’après Man, serait la propriété du gouvernement. Le village s’étend sur 200m de dénivelé environ. Les bureaux de ward sont situés au milieu de ce long village à côté d’un dispensaire et en face de quelques petites épiceries et d’un « restaurant ». Les boutiques sont quasiment toutes fermées ; le village ne reste vivant que grâce aux gens qui travaillent dans les champs.
Des visites de courtoisie
Le « maire » de Magma averti par Man de notre visite nous accueille. Il nous offre de l’eau bien fraîche en guise de bienvenue et nous invite à nous asseoir dans les fauteuils de jardin qui meublent le hall d’entrée. Plusieurs élus nous rejoignent. Man déplie sa carte et se lance dans les explications rituelles sur notre parcours, comme à chaque fois que nous rencontrons de nouvelles personnes.
Tous les enfants du village et les adultes ont accouru pour voir les bêtes curieuses que nous sommes. Ils restent à l’extérieur, accrochés à la grille coulissante en fer forgé à demi ouverte qui protège l’accès aux bureaux du ward.
Nous repartons sachant que nous sommes maintenant connus à Magma et que nous pouvons y revenir sans soucis. Comme Man n’est jamais rassasié, nous poursuivons jusqu’en haut du village où se situe le poste de police. Il y discute longuement avec le responsable qui nous accorde l’autorisation de franchir ce poste de contrôle pour aller tout au fond de la vallée jusqu’au col de Naduwa et au magnifique alpage de Bhampu qui a servi de centre d’entraînement aux combattants maoïstes pendant la guerre civile.
La partie était gagnée d’avance puisque le ward et son poste de police dépendent respectivement de la municipalité rurale et du poste de police de Banphikot dont les responsables nous avaient déjà donné le droit de circuler librement. En fin psychologue, Man tenait à témoigner du respect aux responsables locaux que nous avions court-circuité afin qu’ils se sentent investis de notre protection.
Retour par la jungle
Aujourd’hui, nous n’irons pas plus loin. Au niveau du poste de police, nous quittons la piste qui monte à Naduwa pour emprunter un large chemin qui traverse les hauteurs de Magma. Man en profite pour nous montrer une des nombreuses écoles dont il a usé les bancs.
Nous atteignons une crête qui délimite ce quartier que nous baptisons Magma d’en haut et entamons, au milieu des dernières maisons, une plongée sur Cherakhet. Cette fois, nous suivons un sentier qui saute de terrasse en terrasse puis traverse une jungle semblable à celle de Chinkhet. Nous coupons plusieurs pistes dont celle qui part vers Bargaon et finissons par déboucher sur la piste de Cherakhet à une centaine de mètres du gué qui précède ce village. La boucle est bouclée. Il ne nous reste plus qu’à flâner jusqu’à Lochabang en observant les batteurs qui s’affairent dans toutes les maisons de Kibane.
La récolte inachevée
Au retour à Lochabang, l’équipe est assez loin d’avoir fini le travail. La coupe du blé du grand champ ne sera pas terminée ce soir contrairement à ce qui était attendu. Man nous dit que son père et trois de ses oncles terminaient ce travail en une journée auparavant.
La blessure de Dibi et surtout le ficelage des gerbes ont ralenti le rythme de la récolte. Nos quatre compagnons ne sont pas habitués à cette technique. Ils nous expliquent qu’au Solukhumbu le blé n’est pas mis en bottes pour être battu. Dans cette zone au pied de l’Everest, les épis sont coupés, jetés dans le doko, mis en tas puis foulés par deux bœufs qui tournent en rond autour d’un piquet attelés à un double joug.
Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas relevé le défi lancé par Dazu. Dorje et Modan reviendront demain pour terminer le travail. L’orage menace. Nous essayons de les aider à terminer le carré entamé. Laurent aide à faire les bottes ; il a vite appris la technique pour les nouer avec un petit bouquet d’épis. Cependant, il doit encore progresser pour aller aussi vite que Didi Sandra qui a un tour de main incroyable, faisant tourner la gerbe en l’air pour la ficeler !
Brigitte se contente de transporter les bottes pour les aligner afin qu’elles sèchent et soient plus proches de la sortie du champ lorsqu’après-demain, nous les ramènerons à la maison pour les battre.
Des réactions paradoxales
Grâce à Namgyal et Renée nous avons des nouvelles de la famille et des amis. Dans notre hameau du Sappey, les uns réhabilitent des chemins, les autres cousent des masques. Comme partout dans le monde, certains contournent les règles du confinement pour continuer à entretenir des relations de convivialité en prenant des mesures de sécurité adaptées alors que d’autres préfèrent rester chez eux en toute sécurité. Chacun réagit à sa façon à cette situation inédite d’assignation à résidence !
Il parait que chaque soir à 20h00 les gens ouvrent leurs fenêtres pour applaudir les personnels soignants. Une amie infirmière nous apprendra, à notre retour, que dans le même temps ses voisins voulaient la chasser de son logement car elle constituait un danger sanitaire pour eux. Plus tard, sa voiture sera même fracturée pour y trouver d’éventuels masques…
Un article du Monde daté du 11 avril 2020 nous confirme que notre amie n’était pas un cas isolé quand il évoque un mot anonyme laissé sur le pare-brise de la voiture d’une de ses consœurs : « Nous vous applaudissons tous les soirs. (…) Merci de ne plus garer votre voiture dans notre rue. »
L’angoisse de la contamination. L’absence de perspectives. Le confinement avec son corollaire de perte du lien social. Autant de situations inédites qui provoquent chez certains des réactions paradoxales.