Dimanche 21 juin 2020, 5h00. Réveil au paradis couvert mais sans pluie. L’oiseau crie « Horlabot revit et devient le rendez-vous familial du café du matin ». Pour Brigitte, c’est le bonheur tout simple, tout beau qu’elle voudrait éternel!
Déjeuner en paix
Au petit déjeuner, chez elle, c’était la politique : son papa analysait les informations et apprenait à ses enfants à s’insurger contre les mesures idiotes des hommes de pouvoir plutôt motivés par la gloire ou l’intérêt que par des convictions profondes.
Ceci est un peu normal car le pouvoir demande un renoncement aux bonheurs ordinaires qui ne peut être acceptable que s’il est compensé par le bonheur de la gloire ou de la puissance. La défense d’une cause peut parfois suffire à accepter ce renoncement si les bases de notre vie sont mises en péril sans évitement possible.
La maman de Brigitte voulait seulement déjeuner en paix, faisant du succès de Stephan Eicher l’hymne familial.
Double peine
Dazu dit rituellement « thermos very good ». Il nous a apporté plein de petites pêches. Comme tous les matins, Dazu vérifie que nous ne gardons pas de riz dans nos casseroles. Il nous rappelle chaque jour le danger mortel de consommer du riz cuit depuis plus de 12 heures.
Ce matin, Didi et Dazu vont couper de l’herbe. Ensuite Dazu s’occupera des buffalos comme à l’habitude. Aujourd’hui, cependant, son quotidien est alourdi car, après la sieste, il devra revenir à Horlabot pour préparer une deuxième charge de fourrage . En effet, demain matin, dès l’aube, il se rendra à Cherakhet pour labourer les rizières et Didi sera seule pour nourrir les animaux en supplément de toutes ses autres tâches.
La perspective de cette journée harassante semble les réjouir car ils ne voient dans ce surcroît de travail que les promesses de leur future récolte de riz. Didi et Dazu sont fiers et heureux de subvenir à leurs besoins alimentaires et de préserver les traditions ancestrales.
Avant que les plants de riz ne soient repiqués, il leur reste encore une dizaine de jours d’efforts partagés. Après, comme dit Man, ils pourront regarder le riz pousser pendant la mousson… En fait, il sait très bien que pour ses parents le repos total n’existe pas. L’auto-suffisance leur impose des pics de travail saisonniers qui s’ajoutent au travail quotidien.. Néanmoins, pour rien au monde ils ne voudraient abandonner cette vie réglée par les saisons.
Priorité à la vie sociale
Assis sur le pas de la porte en haut de l’escalier de « notre maison », Dazu semble très heureux d’être là. Il dit en souriant : « Horlabot ramro chha » (Horlabot c’est beau) ! Tout comme Man, il préfère Horlabot à Lochabang car l’horizon y est plus ouvert.
Cependant, Lochabang possède d’autres atouts. Le village compte une trentaine de maisons dispersées autour de la piste reliant Chinkhet à Cherakhet et la vie sociale y est donc plus intense qu’à Horlabot. Au-delà des aspects purement pratiques, Didi aime les rencontres improvisées avec les ami(e)s qui passent devant chez elle et s’assoient pour partager une sulpa sans aucun protocole.
Tout comme Brigitte, Didi trouve son épanouissement dans la richesse de sa vie sociale. Elle aimait Horlabot quand elle y vivait entourée de sa famille mais après le décès du grand-père paternel de Man et le départ de ses enfants, elle s’y sentait trop isolée. Maintenant que nous y habitons, elle monte tous les matins à Horlabot passer un long moment avec nous et nous avons l’impression qu’elle y prend un grand plaisir.
La vie autour des fontaines
Laurent motivé par le don de graines de Didi pioche le jardin chaussé de ses chalpas dès 6 heures du matin, à la fraîche.
Brigitte a écrit plein de messages cette nuit et elle part les envoyer à Banphikot en passant par Chinkhet pour faire des photocopies de ses topos car, tracés au crayon de papier, ils s’effacent vite. De plus, dès qu’elle fait des topos à « grande échelle », les orientations deviennent fausses et sur les photocopies, elle peut rectifier les erreurs grossières en faisant des découpages-collages.
A la fontaine de Germa, l’activité est intense : lessives, douches, shampoings, arrosage et boisson pour les buffalos. Maintenant elle connaît beaucoup de monde et est accueillie très amicalement lorsqu’elle arrive aux fontaines. Souvent les gens se poussent pour lui laisser l’accès à l’arrivée d’eau et lui éviter d’attendre pour boire. Cela la gêne car elle ne veut aucun passe droit mais les gens savent qu’elle remplit juste la bouteille d’un litre en plastique bien résistant donnée par nos amis du Sappey.
Le monde est petit
Hier, un jeune homme a voulu lui montrer les raccourcis de la piste mais elle les connaissait déjà alors elle a décliné sa gentille proposition car elle avait prévu de suivre la piste pour observer les collecteurs de bois mort. Aujourd’hui, ce jeune fait sa lessive à la fontaine et lui demande « Do you remember me ? ».
Bien sûr qu’elle se souvient de lui ! Il l’invite à passer le voir dans sa maison qui est dans le virage juste au-dessus et faire connaissance de sa famille. Il habite normalement à Katmandou mais il est venu se réfugier ici pendant le confinement. Quelle chance pour la plupart des Népalais d’avoir encore un refuge affectif et matériel dans leur village!
La maison de la famille de ce jeune homme s’ajoutera à la longue liste des lieux familiers de Brigitte, d’autant plus qu’elle découvrira peu après, que la sœur et la nièce de Manisha, son amie de Phera, y habitent. Le monde est petit… et encore plus au Rukum !
Cependant, Brigitte diffère la visite et lui dit qu’elle ira chez lui un autre jour pour ne surtout pas le détourner de son travail, pour une fois qu’elle voit un homme faire la lessive ! De plus, une pelleteuse est en action entre la fontaine et sa maison et Brigitte n’est pas certaine de pouvoir passer.
Des équilibres bouleversés
Elle se demande pourquoi les travaux se font pendant la mousson car le chantier n’est qu’une montagne de boue impraticable par les piétons et les engins. Les travaux sont effrayants : les pelleteuses frôlent les maisons de bord de piste. Celles qui sont situées au-dessus sont déstabilisées. Celles du dessous sont ensevelies sous les gravats.
Nous ne comprenons pas pourquoi personne ne proteste. Tous semblent même contents alors que les toits qui les abritent sont mis en péril. Comme chez nous, tous laissent les pelleteuses remodeler irrémédiablement les paysages. La construction de nouvelles pistes est ancrée dans les mentalités comme l’inexorable marche du progrès et les engins semblent vouloir effacer le mode de vie ancestral.
Au Rukum, la calèche n’a jamais existé. Le soi-disant progrès a brûlé des étapes. Ces travaux annoncent de grands bouleversements dans la société pour le meilleur et pour le pire. L’espoir d’une vie plus facile occulte les travers de ce processus d’alignement sur notre monde et ses excès. Néanmoins, ici, la montagne se défend plus qu’ailleurs. La mousson fait de la résistance en balayant les pistes sous des flots d’eau, de boue et de pierres mais personne ne veut saisir le message.
Les pistes exigent un entretien permanent pour rester praticables. Ceci demande des efforts humains et financiers considérables qui semblent totalement anachroniques à l’heure du confinement, quand les pistes ne sont pratiquées que par de rares piétons allant faire quelques achats essentiels au bazar le plus proche.
Toboggan de boue
Le seul avantage des travaux en période de mousson est l’absence de la poussière soulevée par les engins qui en période sèche rend l’atmosphère irrespirable.
Les riverains aident Brigitte à franchir le chantier ; c’est vraiment difficile. Elle doit descendre en contrebas de la piste, contourner la boue projetée par la pelleteuse puis remonter la pente glissante en chalpas un pas en avant trois pas en arrière. Elle a l’impression qu’elle n’y arrivera jamais mais la joie de retrouver les messages de France à Banphikot lui donne la force de remonter ce toboggan savonneux et les gens l’encouragent.
Lorsqu’elle parvient enfin à remonter sur la piste, la pelleteuse a progressé plus vite qu’elle mais elle a pitié et cesse un instant son travail pour la laisser passer.
Mystérieuse disparition
A Banphikot, Laurent n’est pas là car il n’a pas trouvé notre téléphone internet que Brigitte aurait dû mettre en charge le matin à Lochabang. Après un petit arrêt rituel à Lochabang pour partager un thé, une churot et une sulpa avec Didi et Dazu, elle remonte à Horlabot où Laurent bataille pour allumer le feu.
Après le « non dîner » car, finalement, il a été impossible de faire partir le feu ce soir, Laurent découvre que Brigitte n’a pas récupéré le téléphone. Nous sommes inquiets de sa disparition car il est notre seul lien avec famille et amis. Brigitte descend de nuit à Lochabang pour le récupérer auprès de Jessica à qui elle l’avait confié et découvre le pot aux roses : la petite fille de 8 ans, subjuguée par les écrans comme tous les enfants de son âge, l’a « kidnappé » pour jouer alors qu’il était en charge chez Dazu et Didi. Vu qu’elle n’y a trouvé ni jeu, ni connexion internet, elle a passé la journée à se filmer.
Quel inquiétant pouvoir ces objets numériques exercent sur tous les enfants du monde! Brigitte explique à Jessica que c’est notre seul moyen de rester en contact avec la France ; Jessica comprend et promet de ne plus recommencer.
Brigitte ne dit rien à ses grands-parents qui se demandent pourquoi elle est redescendue si tard et lui expliquent qu’il ne faut pas marcher de nuit car seuls les fantômes marchent dans le noir.