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Paradis en danger

Lundi 1er juin 2020, 4h00. L’oiseau crie : « Attention, l’enfer est pavé de bonnes intentions ! ». Alerté par la lueur de la frontale de Brigitte qui commence à rédiger des topos sur ses explorations quotidiennes, il se demande ce que nous comptons en faire. Il a peur de voir son paradis défiguré par l’arrivée d’une cohorte de touristes.

Les craintes de l’oiseau sont légitimes. Comme lui, nous sommes tiraillés entre notre envie d’aider Man à développer son projet de tourisme soutenable et la peur qu’il ne soit dépassé par le succès de son entreprise et n’entraîne son Rukum sur la voie d’un tourisme de masse destructeur.

Exposition périlleuse

Nous sommes très conscients que le Rukum nous a été donné fortuitement en cadeau. Ce territoire magnifique est épargné par la pandémie : ses habitants restent libres, continuent à s’entraider et à prendre soin de leurs anciens alors que dans les pays occidentaux à l’économie mondialisée une toute petite bestiole, certes couronnée mais juste visible au microscope, sème la mort, met les gens aux arrêts et condamne les anciens qui vivent en maison de retraite à des mesures d’isolement inhumaines qui ne les empêchent pas de mourir mais les privent d’un environnement affectif vital.

Le Rukum est auto-suffisant quasiment vierge de tourisme. La mise en garde de l’oiseau nous rappelle que nous nous devons d’en prendre un soin méticuleux. Pour l’instant, nous n’avons aucune raison de nous inquiéter car les pages que nous noircissons n’ont aucun autre rôle que de nous assurer une illusoire immortalité des merveilleux moments vécus. Ce réflexe de retenir les petits bonheurs se manifeste généralement en voyage et pourtant il y a tellement de petits émerveillements chaque jour qui mériteraient aussi une assurance anti-oubli. Si les carnets de voyage du quotidien se généralisaient, le monde croulerait sous les écrits.

Du paradis à l’enfer

Notre inquiétude concernant l’avenir du Rukum n’est pas infondée. Il suffit de regarder « chez nous ». La Haute-Savoie est devenue un enfer à la Disneyland avec son tourisme sauvage qui ne respecte ni la beauté des paysages, ni le vivant dont nous ne sommes qu’une infime partie. Tout est saccagé, bruyant, excité. Pourquoi ? Pour enrichir une petite poignée de privilégiés. D’une part, quelques « natifs » qui ont profité de l’envolée des prix des terrains dont ils ont hérité de leurs ascendants qui trimaient dessus pour en vivre. D’autre part, des investisseurs immobiliers sans scrupules qui construisent des résidences de luxe à des prix exubérants en imposant à la société de payer les infrastructures nécessaires pour leur permettre de les vendre.

Le résultat, au-delà du saccage de la nature, est un exode de la population qui n’a plus les moyens de se loger et trouve refuge plus bas dans les vallées où des élus bien inspirés se lancent dans une compétition frénétique pour obtenir la médaille de la croissance démographique et le trophée du plus grand bâtisseur. Construire à tout prix pour attirer des travailleurs pendulaires et créer un va-et-vient permanent qui englue le territoire. Quel beau programme pour les élections municipales à venir !

Venez respirer l’air pur des montagnes… Ce slogan promotionnel de l’industrie du ski masque une triste réalité : la pollution sévit partout, même sur les hauteurs. Les embouteillages dont les radios égrènent les kilomètres à chaque départ en vacances sont devenus le quotidien des Aravis et des autres massifs montagneux.

Civilisation décadente

Confrontées au déclin du manteau neigeux naturel, les stations rivalisent d’inventivité extravagante pour faire perdurer un système générateur de profits. Canons à neige, ski nocturne sur des pistes éclairées et sonorisées, nous pensions avoir tout vu, tout entendu ; mais aujourd’hui, c’est « Folie Douce » ou festival de décibels, telle l’édition hivernale de Tomorrowland à l’Alpe d’Huez. Est-ce cela le monde d’après ? Nous n’y voyons que fuite en avant d’un modèle à bout de souffle et le signal affligeant de la décadence de notre société.

Depuis la nuit des temps, la sobriété est pourtant érigée au panthéon des valeurs morales de toutes les religions comme la voie universelle de la sagesse. Avec l’avènement du capitalisme sauvage, une voie plus facile et plus confortable a été proposée : le plaisir dans la surabondance.

Rukum en mutation

Jusqu’aux années 50, les échanges du Rukum avec le monde extérieur se sont limités, aux caravanes de sel ancestrales avec les populations du Dolpo elles-mêmes isolées et peu informées de ce qui se tramait à leurs portes.

Il faut encore attendre deux générations pour que cet isolement soit rompu, au milieu de la guerre civile, par la construction de la première piste reliant le Rukum au reste du Népal. Au lendemain de ce même conflit, le pays connaît une émigration massive sans précédent, non seulement vers le voisin indien mais également vers les pays du Golfe Persique. Pour s’en rendre compte, il suffisait alors de compter les sièges occupés par les touristes étrangers dans les avions. En à peine dix ans, les proportions s’étaient inversées.

Les jeunes du Rukum ont également suivi le chemin de l’exode. Ils rentrent dans leur village avec des récits enjolivés qui occultent bien souvent les difficultés rencontrées pour ne se focaliser que sur ce qui brille, une vie de confort et de plaisirs artificiels. Pour témoigner de leur réussite, ils rapportent souvent dans leurs bagages une télévision comme un trophée qu’ils offrent fièrement à leur famille qui découvre ainsi un monde si différent de leur Rukum.

Un exemple à partager

Jusqu’ici, les habitants du Rukum ont résisté aux sirènes de la société de consommation. Ils n’ont saisi que le positif du progrès. Aujourd’hui, la vie au Rukum est sans doute plus confortable qu’il y a quelques décennies : il est possible de se faire soigner, d’aller à l’école, des ampoules basse consommation présentes dans tous les foyers permettent aux enfants d’étudier la nuit tombée. Néanmoins, les valeurs fondamentales telles l’entraide et l’hospitalité ont survécu à ces transformations.

Le Rukum aurait-il déjà atteint le point d’équilibre, le seuil à ne pas franchir pour éviter les excès destructeurs de notre civilisation occidentale ? Combien de temps lui reste-il avant de basculer à son tour ?

Nous avons le sentiment que notre paradis du Rukum est un exemple qui dévoile les contours d’un futur soutenable et désirable. Néanmoins, nous sommes confrontés à un dilemme : comment vanter les mérites du paradis sans le détruire ? Pour vivre heureux, restons cachés… Cependant, plus les jours passent, plus il nous semble indispensable de témoigner. Mettre la lumière sur le Rukum est peut-être même la plus grande chance de le préserver.

Tu en penses quoi l’oiseau ?

Clandestinité

A l’annonce de la prolongation du lockdown au Népal, Zimba nous appelle pour nous ramener à des considérations administratives plus terre à terre. Conscient que notre visa a expiré et que nous sommes maintenant des clandestins, il nous recommande d’aller voir les autorités de Banphikot pour leur demander une lettre précisant que nous sommes tenus de rester confinés à Horlabot.

Brigitte monte donc à Banphikot pour demander cette lettre à Dharma KC, le chef de la municipalité qui, sans hésiter, lui dit qu’il la fera au plus vite.

A Banphikot il y a une manifestation sur la petite place, un homme parle fort mais Brigitte ne comprend pas de quoi il s’agit.

Au retour, elle passe à Lochabang. Didi a moins mal au dos. Elle nous invite à manger le dal bhat ce soir. Brigitte décline l’invitation car Laurent n’est pas au mieux de sa forme. Le miracle était éphémère : il est resté couché à Horlabot toute la journée.

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