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Thuma Lek

Mardi 26 mai 2020. Réveil à 4h30 ou plutôt fin de nuit éveillée pour Brigitte. Il est des jours où la fin de la nuit signifie non pas désespoir de sortir du sommeil de rêve mais espoir de sortir du cauchemar ! L’oiseau est resté à Horlabot. A-t-il crié ce matin ? Nous n’avons rien entendu d’ici !

Tout est calme ; le ciel est couvert. Man a dû se lever et se recoucher car il n’y a aucun espoir aujourd’hui de voir le bout du nez du Sisne, de la Putha ou du Dhaulagiri depuis le haut de Thuma Lek. Brigitte laisse Laurent dormir puisqu’ assister au lever de soleil à Thuma Lek n’est plus d’actualité.

La silhouette fugitive du Sisne au petit jour

Elle est toujours malade mais ravie de constater une amélioration côté bain d’acide qui lance moins d’éclaboussures brûlantes jusqu’en haut de la gorge au moindre de ses mouvements et la joie de monter enfin à Thuma Lek réveille en elle quelques forces inespérées. Brigitte se balade dans tout le village. Il ne fait pas encore jour mais on sent déjà l’énergie du réveil imminent de la nature.

Visite de la chèvrerie

Dès que le jour se lève, les deux frères arrivent dans leur maison qu’ils nous ont si gentiment prêtée. Ils sont contents de voir que Laurent dort encore ! Quand il se réveille, nous rangeons nos matelas et redonnons la pièce aux propriétaires. Ils nous emmènent dans la maison qui touche celle où nous avons dormi. En fait, ce n’est pas une maison mais une chèvrerie qui a été construite par le gouvernement à la suite d’une période inhabituelle de grand froid qui avait causé la mort de tout un troupeau de chèvres.

Un berger amoureux de ses chèvres

Le frère qui est rentré tard hier soir nous explique qu’il monte faire paître les chèvres toute la journée sur les hauteurs et les met à l’abri chaque soir dans ce bâtiment même si, depuis sa construction, aucun épisode de froid ne s’est reproduit. Il est très fier de cette chèvrerie construite tout exprès pour protéger ses chèvres !

De la cuisson des rotis

Nous retrouvons Man, le Tiger du Karnali et ses deux collègues au « restaurant familial ». Pour le petit déjeuner, la bahini qui a pris son tour de rôle en cuisine a préparé des rotis et du thé. Brigitte passe son tour, incapable d’ingérer quoi que ce soit, même de l’eau !

Laurent s’inquiète de l’état de Brigitte qui ne fait que se dégrader. Il incrimine les galettes de blé qui ne lui semble pas assez cuites car cela lui rappelle un épisode douloureux vécu au Zanskar : après avoir mangé des tibetan rolls préparés le matin même par le cook, son estomac s’était soudain mis à gonfler. Les trente kilomètres de l’étape du jour sous un soleil de plomb furent pour lui un véritable calvaire. Il ne dût son salut qu’au remède miracle d’une boisson gazeuse chimique universelle aux effets insoupçonnables : le Coca-Cola ! Comme quoi, tirer un trait sur ses convictions rend parfois la vie plus facile.

Pour ne pas risquer de revivre ce cauchemar, Laurent décide de se contenter du thé chaud et sucré. Il ne résiste néanmoins pas longtemps à la tentation du yogourt.

Petit déjeuner à Bayele

Le juste équilibre

Man a évalué notre dû pour la nuit et les repas de façon à garder un équilibre avec les revenus de l’activité agricole. Il estime que six cents roupies pour deux est un bon prix sachant qu’il est hors de question de payer une part pour lui sans faire un énorme affront à sa famille. Il est également hors de question de donner quelque chose aux deux frères qui sont employés et logés par la famille de Man.

Nos hôtes refusent toute rétribution. Ils disent que nous sommes leurs invités. Nous sommes confrontés à un dilemme : d’un côté nous ne voulons pas profiter d’eux qui n’ont que très peu pour manger et de l’autre nous ne voulons pas les vexer. Man dénoue la situation en leur expliquant que nous sommes très honorés et heureux d’avoir été leurs invités mais que nous n’oserons pas revenir s’ils n’acceptent pas notre petite contribution.

Man a trouvé les mots justes et la cheffe de famille finit par accepter nos roupies avec un sourire radieux.

La maison de nos hôtes

Une joyeuse procession

Tous les hommes du hameau ont décidé de nous accompagner jusqu’à Thuma Lek. Avant de nous mettre en route, nous remercions une dernière fois nos hôtes pour leur accueil et prenons congé des bahinis et de leurs enfants.

Le Tiger du Karnali ouvre la marche. Pour l’occasion, il a revêtu le costume traditionnel Magar. Il s’agit d’un kilt assez court en toile épaisse ceinturé avec une large bande de tissu rouge qui se termine par des franges.

Ce matin, nous avons fait la connaissance du mari de la plus jeune bahini et par la même occasion résolue une énigme car nous nous demandions si il avait émigré pour subvenir aux besoins de sa famille. La raison de son absence était bien moins lointaine : il gardait le troupeau de buffalos. Sous sa chemise à carreaux, il arbore un magnifique tee-shirt à l’effigie du Che.

Le Che à la rescousse !

Le mari retrouvé de la troisième bahini prend le sac de Brigitte sans lui demander son avis. En temps ordinaire, elle n’aurait jamais accepté mais aujourd’hui, vu son état éblouissant, elle est presque contente. En observant la scène, Laurent s’inquiète pour Brigitte qui se laisse délester de son sac pour la première fois de sa vie. Elle doit aller vraiment mal !

Notre équipée est très joyeuse. Cette randonnée collective offre aux villageois une rupture à leur routine quotidienne. Ils semblent également très fiers de nous accompagner pour nous faire découvrir leur patrimoine naturel.

Panorama virtuel

Au-dessus des dernières maisons, la pente devient assez raide et le chemin se perd rapidement dans la prairie et les blocs rocheux. Notre progression est fréquemment interrompue car chacun tente de dénicher des plantes sauvages comestibles pour nous les montrer. Après une petite heure de marche et trois cents mètres de dénivelé, nous débouchons sur l’arête avec, face à nous, le Trisul et sa jungle agrippante.

Des pommes de terre sauvages

Il n’y a pas eu de miracle ; l’horizon est resté bouché. Seule l’imagination pallie le manque de visibilité sur les hautes montagnes. Enfin, pas tout à fait puisque le Tiger du Karnali nous montre le panorama que nous devrions avoir … sur son appareil photo ! Man ne nous avait pas menti : ce belvédère est fantastique. Il faudra revenir.

Nous passons un bon moment à prendre des photos. Chacun veut immortaliser cette rencontre improbable entre un haut responsable du tourisme, un membre de la famille devenu une légende du Rukum et deux étrangers confinés au Rukum. A vrai dire, notre présence est sans doute la plus incongrue dans ce lieu où les touristes ne sont pas légion. Nul n’a d’ailleurs souvenir d’en avoir croisé par ici !

Le tourisme… avec modération

Après la séance photo, Man réalise une interview du Tiger du Karnali. Ils évoquent ensemble les perspectives de développement du tourisme dans le district du Rukum. Les deux hommes sont amoureux de leur pays ; ils aspirent au développement d’un tourisme durable et respectueux de l’environnement. Pour que le tourisme durable ne soit pas un bel oxymore, il faudrait imposer deux contraintes : respecter la capacité de charge d’un territoire pour ne pas impacter son écosystème au-delà de ce qu’il peut supporter et corréler les gains générés par le tourisme à ceux des activités traditionnelles pour ne pas détruire la culture locale.

Est-ce vraiment possible de lutter contre le tourisme de masse sans imposer des quotas ou des taxes d’accès dissuasives ? Faut-il suivre l’exemple du Bhoutan et de ses tarifs exorbitants et faire ainsi de certaines zones préservées la chasse gardée des plus nantis ? Est-ce d’ailleurs un gage de sauvegarde des ressources naturelles ? Rien n’est moins sûr…

Si la promotion de leur région rencontre le succès, comment Man et le Tiger du Karnali pourront-ils à eux seuls endiguer l’afflux touristique et ses impacts sur les modes de vie et la culture traditionnelle qu’ils défendent ? Quelques années peuvent suffire à fragiliser un équilibre ancestral et quelques décennies à le détruire.

Sur les terres paternelles

A quelques pas de là, Man montre à Laurent les vestiges d’un temple, quelques pierres perdues au milieu de la végétation. Il connaît bien les lieux car juste au-dessus l’alpage appartenait à son grand-père paternel. Il ne sait pas si quelqu’un va l’occuper cette année pendant la mousson.

Nous repartons et cette fois Brigitte ouvre la marche. Tout le monde la suit en file indienne. On ne contredit pas une injonction donnée par le Tiger ! Blague à part, Brigitte gagne le respect de tous en allant jusqu’au sommet. Man qui commence à bien la connaître a dû expliquer à tous nos compagnons qu’elle ne renoncerait jamais même si elle devait y aller à quatre pattes.

L’arête finale du Thuma Lek

L’arête finale est déchiquetée comme l’échine d’un dinosaure. Juste superbe. Le sommet qui semble si proche se dérobe à chaque petite bosse qui masque le vrai point culminant.

Compétition improvisée

L’arête devient plus large et encombrée de végétation. Au milieu des arbres, nous atteignons une clairière toute en longueur. Man nous explique qu’ici se tient une importante compétition annuelle de lancer de pierre à l’occasion d’un festival religieux. Le Tiger fonce dans un coin de la jungle qui nous entoure et revient avec une grosse pierre d’une forme ronde presque parfaite. C’est LA pierre officielle du concours!

Nous avons eu un petit aperçu du talent de la jeunesse locale à Horlabot lors de la Kul Puja. Depuis, nous avons régulièrement croisé des jeunes garçons en plein entraînement. Mais aujourd’hui nous avons avec nous une légende locale du jet de pierre. En effet, le Tiger du Karnali a remporté cette compétition à plusieurs reprises. Il compte bien montrer à tout le monde qu’il est encore et toujours le plus fort. L’exercice est très particulier : on pourrait le décrire comme un lancer de poids avec élan.

La compétition improvisée peut commencer. Le Tiger s’empare de la pierre, cale son bras sur son épaule et se met à courir avec la ceinture de son kilt qui virevolte jusqu’à la ligne de lancer matérialisée par un rocher qui dépasse du sol. Ses impressionnants mollets, dévoilés par le kilt Magar, et ses biceps imposants font le reste : un jet d’une quinzaine de mètres.

Un tigre dans son jardin

Un Tiger triomphal

Les hommes du village, pourtant très forts, se relaient sans pouvoir dépasser la marque laissée par l’impact de la pierre du Tiger sur le sol. Ils fondent des espoirs en Laurent car son physique leur semble bien adapté pour le lancer de poids. Hélas, incapable de coordonner la course d’élan avec le lancer, son jet frôle le ridicule. Tout le monde éclate de rire avec bienveillance.

Une joyeuse joute amicale

Man, rapide mais moins puissant que le Tiger, sait qu’il n’a aucune chance de rivaliser avec lui. Il prend son élan et franchit la plasticine version Rukum pour déposer la pierre derrière la marque du Tiger. Tout le monde rit de bon cœur tandis que le Tiger esquisse un petit sourire signant une grande joie chez lui ! Encore une fois, il a été sans rival.

Au sommet du Thuma Lek

Nous repartons et arrivons enfin en haut du Thuma Lek, à environ 2500m. Une ascension somme toute anodine mais qui restera gravée dans nos mémoires. Nous poursuivons un peu plus loin car les hommes de Bayele veulent nous indiquer où se trouve le chemin pour descendre vers le col qui nous sépare du Trisul. Les hommes du village sont sincèrement heureux d’être ici. Ils n’y viennent que très rarement car aucune tâche ne les amène ici. Le mot « loisir » n’existe pas dans le monde agricole.

Sous le sommet du Thuma Lek

Nous sommes arrivés au début du sentier qui plonge dans la jungle. Un replat herbeux nous invite à nous asseoir face au Trisul. Le Tiger sort de son sac une bouteille de médecine Magar pour arroser cette journée. Après une rasade de raksi, de nouvelles photos de groupe et de touchants adieux, les hommes du village font demi-tour avec le Tiger qui les quittera en haut de Thuma Lek pour prendre l’arête qui mène à son village et qu’il a parcouru hier en sens inverse pour venir à Bayele.

A travers la jungle

Le « Che » redonne son sac à Brigitte qui lui exprime toute sa reconnaissance. Les deux amis du Tiger restent avec nous pour nous aider à trouver le chemin dans la jungle. Au début de la descente, il y a une vague sente mais rapidement le chemin devient très scabreux. L’ami peu souriant du Tiger fait la trace avec un khukuri. Malgré ses efforts, les sacs « grande largeur » s’accrochent à la végétation.

Les forces de Brigitte sont de plus en plus inexistantes et les branches des arbres la retiennent sans aucune peine. L’instituteur prend son sac ; elle n’a même pas la force de dire non. Toute sa fierté a disparu avec ses dernières forces. Laurent veille sur elle lorsqu’ils descendent une gorge très raide et très glissante où il convient de s’accrocher en rappel aux branches providentielles.

Perdus dans la jungle

Nous sortons enfin de cette jungle inhospitalière. Brigitte n’en peut plus. Nous sommes descendus trop bas et devons remonter au col où nous faisons halte pour un petit pique-nique bien mérité : quelques biscuits et le kaja de Didi. Nous partageons les rotis de Bayele avec les enfants rieurs et heureux de nous voir venus de Phera pour garder les chèvres. Les jeunes bergers profitent de leur temps libre ici pour fabriquer des lance-pierres et sculpter des spatules à dhido.

La mort dans l’âme

L’instituteur nous invite à dormir chez lui dans son village qui se situe 1000m plus bas. Ce serait vraiment un immense plaisir d’y aller mais Brigitte est si faible que Laurent redoute un aller sans retour ! Il la persuade sans peine de renoncer à ce projet.

Partage des rotis

La mort dans l’âme nous nous engageons sur le beau chemin de Phera que nous connaissons pour l’avoir emprunté lors de notre précédente exploration du Trisul et laissons nos compagnons partir dans la direction opposée. Man nous dira à son retour que leur village est un paradis… Brigitte sera honteuse d’avoir fait manquer cela à Laurent.

Brigitte file vers Phera, façon escargot handicapé. Disons qu’elle profite du paysage… La route lui semble encore plus longue que la première fois. Laurent la précède à son rythme et l’attend en posant son sac alourdi des affaires dont il a délesté l’être affaibli qui se traîne sur le magnifique chemin en encorbellement.

Halte chez Manisha

A Phera, Laurent fait la connaissance de Manisha et de son mari, les grands amis de Brigitte. Leurs enfants sont partis à Thuma Lek mais nous ne les avons pas croisés. Il y a donc un autre chemin que Brigitte se promet de découvrir….si elle ressuscite.

Ils nous régalent comme toujours de rotis, de tarkari et de chaï. Hier, Manisha est descendue au moulin à Chinkhet, 900m plus bas, avec 40kg de grains de blé et est remontée avec la même charge de farine. Nous dégustons les rotis à leur juste valeur. Quel travail !

Après cette pause amicale nous continuons la descente jusqu’à Sandanbura où, une dernière fois, Brigitte laisse Laurent porter son sac pour franchir le canal.

« Birami »

A Kibane, nous rencontrons Didi Sandra sur la piste. Elle est surprise de nous voir seuls. Nous tentons de lui expliquer que Brigitte est malade, birami. Elle veut que Brigitte mette son sac dans son doko. Quelle gentillesse mais elle refuse. Elle a déjà trop exagéré. Ce refus serait-il le signe qu’elle est sur la voie d’un prompt rétablissement ?

A Lochabang, Didi nous fait un thé délicieux qui donne à Brigitte les forces nécessaires pour remonter à Horlabot. L’escargot reprend sa lente reptation jusqu’à notre refuge.

Arrivée à Horlabot, Brigitte collecte un peu de bois effrayée par l’image de parasite qu’elle imagine renvoyer depuis ce matin. Cette corvée de brindilles marque son refus d’être dépendante mais en pratique, Laurent se charge du reste, c’est-à-dire de tout : réparer le canal pour la corvée d’eau, allumer le feu, chasser les scorpions et les araignées géantes, préparer le thé de racine et le dal bhat.

Quand le dal bhat est enfin prêt, Brigitte dort déjà. Laurent préfère ne pas la réveiller. Demain sera un autre jour. Meilleur peut-être…

2 commentaires sur “Thuma Lek”

    1. Coucou Christine,
      Je n’avais aucun mérite, juste la honte de n’avoir pas fait attention au diamètre du tuyau d’eau..ici, au Rukum, c’est un peu comme en haute montagne, nous payons nos erreurs directement et pas question de tricher, de faire semblant, de faire des effets de discours. Parfois quand j’observe les beaux parleurs, les frimeurs qui ont pris le pouvoir à tous les niveaux, je me dis qu’un petit séjour au Rukum leur serait bien utile pour devenir moins nuisibles!
      Ceci dit, je t’assure que là bas c’était le paradis même malade. La chaleur humaine, le travail fait paisiblement tous ensemble, le soin porté à la nature procuraient un bonheur serein qui a un peu disparu dans notre société trop excitée.

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