Mercredi 8 avril 2020. Réveil 4h30, Brigitte a tellement d’espace à découvrir ! Il fait grand beau ; la lune quasi pleine est toujours visible au lever du jour. C’est toujours le même émerveillement de se réveiller au paradis de l’oiseau qui crie mais demeure insaisissable même du bout des yeux.
La rituelle balade du matin de Brigitte couvre maintenant un très large espace. Dorénavant amis petits et grands l’attendent. En la voyant, ils laissent divaguer quelques minutes leurs chèvres indociles ou cessent de couper l’herbe ou des branches en haut des arbres dégingandés de la jungle. Discuter avec « aunty » est devenu une parenthèse au milieu de leur labeur quotidien.
Tous s’étonnent de la voir seule: « Uncle kaha cha? Bura kaha cha ? » (Où est l’oncle ? Où est ton mari ?). Des interrogations souvent ponctuées d’une recommandation : « Ekle na jane !» (Ne va pas seule !). De fait, nous remarquerons qu’il est extrêmement rare de voir les gens se promener sans un compagnon ou une compagne de chemin.
Marcher pour le plaisir
Hier soir, avec Man, nous avons décidé de remettre à un autre jour notre projet d’exploration de la vallée de Likhabang. Le mot « exploration » n’est pas surfait car même notre ami n’est jamais monté au fond de cette vallée. Les habitants de Lochabang se rendent très rarement jusqu’à ce village reculé. Faire l’aller-retour dans la journée semble à tous une entreprise très difficile car pour eux marcher est associé à couper du bois ou de l’herbe et être lourdement chargé.
La marche n’est ici qu’un moyen de locomotion. Les villageois qui prennent toujours l’itinéraire le plus court essayent sans cesse de nous remettre sur le droit chemin. Au début, nos déplacements pour le plaisir étaient pour eux totalement incongrus. Peu à peu, nous ferons partie du décor mais il leur sera toujours aussi difficile d’évaluer le temps nécessaire pour se rendre d’un point à un autre sans autre but que marcher !
Depuis notre réveil, des nuages menaçants se sont installés sur les hauteurs. Il en faut plus pour nous faire renoncer à notre liberté. Man nous propose de monter à Kanda, un village qui se trouve en haut de la colline au-dessus de Neta Pokhara. Nous en profiterons pour prendre des nouvelles de notre carte SIM.
Un projet qui mûrit
Avant de partir, nous discutons longuement des projets de Man. Son « homestay » est devenu un « eco-resort ». Dans sa bouche, ce mot à la mode dans le milieu touristique prend toute sa signification. Man veut simplement créer une structure d’accueil respectueuse de l’environnement. Horlabot servirait en quelque sorte de camp de base pour des circuits plus ou moins longs, permettant de découvrir la richesse culturelle du Rukum, la médecine et les plantes locales, et les pratiques agricoles ancestrales de la vallée.
Man envisage même de créer une boutique de produits locaux estampillés « made in Rukum ». Nous cherchons avec lui des idées pour que toute la communauté puisse bénéficier des retombées du tourisme. En fait, nous sommes très inquiets car le simple mot « tourisme » nous fait peur. Comment éviter les dérives désastreuses qui lui sont toujours associées.
Mission reconnaissance
Partir en reconnaissance de ces circuits en étoile au départ de Horlabot va devenir, pour Man comme pour nous, une belle excuse pour nous échapper chaque jour. Nous avons déjà mis sur notre liste de randonnées à la journée les moulins de Lochabang, les sentiers maoïstes de Sano Chauli et l’incontournable visite au lac Syarpu. Man est convaincu que notre escapade du jour nous offrira un nouveau circuit. Il est grand temps de se mettre en route.
Nous prenons le chemin le plus direct qui part au-dessus de la maison de Dhami pour serpenter le long du tragique glissement de terrain. Après une montée abrupte, nous surplombons ce dernier qui vu d’en haut est encore plus impressionnant. Il est sur le point d’engloutir une dernière terrasse que ses propriétaires s’entêtent à cultiver au péril de leur vie. Man déniche un sentier qui grimpe en direction de Neta Pokhara juste après avoir passée la fontaine.
Halte à Neta Pokhara
Après un détour chez notre vendeur qui nous annonce que notre carte SIM n’est pas encore prête, nous passons voir une femme qui possède une petite boutique de livres et de fournitures scolaires. Nous trouvons porte close mais Man finit par trouver la propriétaire qui nous encourage à contourner la maison pour la rejoindre dans son annexe. Nous entrons dans une cabane longue et étroite comme un couloir, accolée à la maison. Avec ses pilotis en bois qui la soutiennent au-dessus du vide, elle ressemble à une sorte de dahu en tôle. Est-ce la cuisine ou un petit café ?
La première fois que nous sommes passés à Neta Pokhara pour aller au lac Syarpu, la boutique était ouverte clandestinement. Brigitte avait offert à Man une petite bouteille de Coca-Cola dont il raffole. A notre surprise il avait recraché sa première gorgée. Damnation, il s’agissait de Cut-Cola, un infâme ersatz de la boisson qui a conquis la planète ! Nous racontons l’anecdote à la didi qui nous affirme qu’elle n’avait pas voulu tromper Brigitte et qu’elle avait bien dit « Cut-Cola ». Brigitte la rassure en lui disant qu’elle se souvient bien de ses mots mais ne connaissant pas le nom de cet horrible breuvage elle n’avait retenu que « Cola ».
Réunir l’adhésion de la communauté
Avec Man, toute balade est ponctuée de très nombreux arrêts car il connaît tout le monde, s’intéresse à tout le monde et aime les gens. Aujourd’hui, il est passé voir Bisnu Pun, notre hôte, pour lui exposer sa vision du tourisme au Rukum. Pendant que cette charmante didi nous offre un thé succulent, Man lui résume notre discussion du matin.
Immédiatement, la didi adhère à ses propos et nous demande instamment de nous rendre à Likhabang pour visiter son village. Elle nous propose de dormir chez elle ou chez son oncle. Nous serons ses invités. Le lendemain, nous pourrions grimper en trois heures jusqu’à un belvédère qui offre une vue splendide sur le Sisne Himal. L’enthousiasme de Bisnu Pun ravit Man et le conforte dans ses projets. Notre ami déplie sa carte pour la questionner sur les sentiers autour de Likhabang.
Alors que nous venons à peine de remercier la didi pour son accueil, le téléphone de Man sonne. Le frère de Modan a inventé un nouveau stratagème: il vient de demander à Namgyal de nous faire évacuer l’équipe en hélicoptère ! Les bras nous en tombent. Nous préférons tous en rire.
De Neta Pokhara, l’itinéraire pour Kanda est évident. Un sentier empierré très raide part entre les maisons et suit ensuite la croupe. Cette montée dans le village permet d’éviter le début de la piste qui va de Banphikot à Kanda. Bientôt tous les habitants de ce quartier seront les amis de Brigitte, en particulier le forgeron qu’elle viendra filmer et sa fille qui tient un petit shop d’alimentation sur la place centrale.
Leçon d’humilité
Nous nous élevons rapidement au-dessus du village contents de retrouver un rythme de marche plus habituel car plus régulier. Nous rejoignons la piste que nous ne faisons que traverser pour continuer notre sentier plus direct jusqu’au village de Kanda. Man est assez loin derrière nous. Il discute avec deux bahinis lourdement chargées qui se rendent aussi au village.
Au Rukum les distances à parcourir à pieds ne sont pas un problème, tout le monde marche vite sans en avoir l’air. Ici, les gens ne sont ni pressés, ni compétiteurs, ils marchent juste vite naturellement. Néanmoins, ils s’arrêtent très souvent.
Une didi tout en rondeurs assez âgée, passée par la piste, nous accompagne maintenant. Nous discutons tranquillement mais nous nous retrouvons vite distancés, parlant de plus en plus fort… Ne mentionnons même pas la charge qu’elle porte sur le front qui tourne en ridicule nos sacs à dos. Une bonne leçon d’humilité !
A l’entrée du village, nous croisons une très vieille dame qui porte du bois. Elle s’enfuit en hurlant comme si elle venait de voir le diable. Nous aurions dû attendre Man pour qu’il rassure les villageois. Avoir l’autorisation de la police ne suffit pas, nous devons continuer à expliquer les raisons de notre présence quand nous découvrons de nouveaux horizons, avec ou sans Man. Nous serons à l’avenir plus attentifs et ce regrettable incident ne se reproduira plus.
S’assurer le soutien des esprits
Dans Kanda, nous retrouvons Man qui a terminé la montée par un autre chemin. Ensemble, nous rejoignons la piste qui traverse Kanda « du bas » et passe devant un temple plus important que ceux que nous avons vu jusqu’ici au Rukum. Nous continuons vers Kanda « du haut » avec une magnifique vue sur le lac Syarpu. Ici, la piste se termine en cul de sac sans crier gare.
Nous faisons halte dans l’herbe au bord du sentier pour attendre les amis que Man vient d’appeler pour qu’ils nous rejoignent. Effectivement, quelques minutes plus tard trois hommes arrivent. L’un d’entre eux nous apporte un bidon de petit lait et du yogourt.
Man veut leur parler de son projet touristique durable et sans dégâts collatéraux. L’un des trois hommes est dhami et Man lui propose de faire découvrir ses rites aux futurs visiteurs.
Nous ne sommes pas les premiers
Après une heure de discussion, nous les laissons et atteignons Kanda « du haut ». Des Suisses seraient venus ici faire du parapente il y a quelques années. Nous découvrons dans la pente herbeuse qui file vers Bargaon des bâtons avec des bouts de rubalise qui témoignent de leur passage. Ils auraient laissé une trace plus discrète en laissant flotter au vent les rubans rouges et blancs d’un dhami. La vue de cette rubalise nous laisse un goût amer. Nous leur en voulons sans doute un peu d’être passés ici avant nous. Quels sentiments devaient traverser l’esprit des pionniers de l’alpinisme quand ils découvraient penauds que « leur » sommet, celui pour lequel ils avaient surmonté les pires difficultés et mis de côté leurs frayeurs, avait déjà reçu de la visite ?
A force de parler d’exploration, nous nous sommes trop pris au jeu. Néanmoins, les anciens de Banphikot ne se souviennent pas avoir vu d’autres étrangers par ici.
La maison rose de Bargaon
Nous descendons rapidement sur Bargaon en nous dirigeant vers une maison peinte en rose. Impossible de la rater ! Cette couleur, bien que peu ordinaire dans le paysage, ne dérange pas. Au contraire, elle donne une touche de gaîté qui agit un peu comme un aimant provoquant l’envie de nous approcher. Nous y sommes accueillis chaleureusement par trois jeunes filles ravissantes et très gaies.
Lorsque leur père sort de la maison, elles se précipitent pour le choyer. Il est en fauteuil roulant ! Nous sommes désemparés. Comment vivre ici en fauteuil roulant alors qu’il est déjà si difficile de se déplacer sur deux jambes ? Pour Man, le choc est encore plus grand car cet homme est un copain de classe de son frère et il découvre en même temps que nous son handicap.
Une vie de rebondissements
Cependant, notre hôte nous met tous bien vite à l’aise lorsqu’il commence à nous raconter sa vie en riant. Au début de la guérilla, il était dans les rangs des maoïstes. Piètre combattant et peu habitué au maniement des armes, il avait bien failli tuer un commandant maoïste. Il n’avait eu la vie sauve ou tout du moins pu échapper aux foudres de l’officier que par sa capacité à s’enfuir rapidement en courant. Après cet incident, il a décidé de changer de camp en s’engageant dans la police. Il plaisante de cette trahison en nous disant que finalement il était plus utile à la cause maoïste dans les rangs de l’ennemi !
A la fin de la guerre civile, il est devenu conducteur de jeep, un métier à haut risque sur les routes du Rukum, surtout en période de mousson. Un grave accident lui a fait perdre l’usage de ses jambes. Son horizon est désormais limité à la centaine de mètres carrés de la terrasse devant sa maison.
Sa femme arrive, tout aussi gaie que ses filles et également très attentionnée pour son mari. Elle discute à bâtons rompus avec Man, son mari, ses trois filles. Nous mettons plusieurs minutes avant de découvrir qu’elle est muette et parle en fait le langage des signes qui nous semble familier et que nous comprenons plutôt mieux que le népalais ! Ce langage des signes est assez pratiqué dans la région. Il est nommé « body language ».
La fille aînée parle remarquablement anglais et semble d’une intelligence hors du commun. Nous lui demandons si elle poursuit ses études à Katmandou. Elle nous répond que ceci est hors de question : elle n’abandonnera jamais sa famille.
Obtenir le support des élus
Nous repartons guidée par la plus jeune fille de la famille qui nous mène à la maison d’un ancien « commandeur » de la guérilla maoïste. Man pense qu’il était à la tête d’un peloton d’une trentaine d’hommes. Son épouse nous reçoit chaleureusement. Elle était une des plus belles femmes de la région nous dit Man avec des yeux pétillants. Elle aussi était combattante dans l’armée du peuple. Aujourd’hui, cette femme est devenue cheffe de la circonscription de Kanda, une des dix subdivisions de la municipalité rurale de Banphikot.
Son mari a la prestance d’un officier et une carrure qui font penser à Brigitte qu’il doit être préférable d’être son ami que son ennemi, surtout en temps de guerre.
La cheffe est effectivement très belle. Man plaisante avec elle en lui disant qu’il est heureux de désormais pouvoir l’appeler « aunty » et non plus « camarade ». Il partage ensuite avec elle sa vision du tourisme et sort sa carte pour détailler les circuits envisagés. Elle semble adhérer à ses idées. Décidément, Man ne perd pas le nord.
L’élue maoïste nous offre du thé à la cardamone agrémenté d’un jus de fruit acidulé que nous ne connaissons pas, un véritable régal. Nous mangeons également des petits pois cuits à l’eau. Brigitte est aux anges car ici on nous sert soit des fruits, soit des légumes, sans autre accompagnement que du piment.
Le frère du chef maoïste arrive avec un bidon de mohi qu’il nous offre. Ancien partisan maoïste, il est devenu royaliste et souhaite le retour du régime du Panchayat. Les discussions politiques familiales doivent être animées mais visiblement ils parviennent à rester en bonne entente.
Dans la tourmente
Nous repartons vers Cherakhet en pressant le pas car le mauvais temps arrive. Notre intuition était bonne. A Cherakhet, nous sommes pris dans une terrible tempête : un orage violent avec des pluies diluviennes et un vent qui arrache les tôles des toits. Un jeune couple de maraîchers nous abrite de ce grain qui sera terminé en peu de temps. Leur maison est un lieu de réunion fort prisé pour tous les jeunes du quartier. Sa femme s’avérera être la fille de la didi de Likhabang chez qui nous dormirons lors d’une prochaine reconnaissance. Le monde est petit !
Man en profite pour faire le bilan de la journée. Il a parlé de son projet à une vingtaine de personnes, n’a rencontré aucune opposition et même susciter l’intérêt marqué du plus grand nombre. Il n’en fallait pas plus pour achever de le convaincre. Pour ne rien gâcher, nous avons également reconnu un bel itinéraire qui offre des vues magnifiques sur toute la vallée.
Au retour à Horlabot, nous retrouvons l’équipe qui a été effrayée par la tempête mais a réussi à retenir la tente mess. Cette aventure leur a totalement fait oublié leur demande d’évacuation en hélicoptère ! Nous passons un long moment avec eux et, fait exceptionnel ils souhaitent que nous mangions tous ensemble. En général ils préfèrent dîner seuls pour discuter en népalais. Nous sommes ravis.
Dernières nouvelles du soir. Au Népal, les vols internationaux sont annulés jusqu’au 30 avril. Namgyal nous informe qu’il y aurait eu 1800 morts en une seule journée aux Etats-Unis. Il évoque également des troubles à la frontière indienne où des musulmans stigmatisés par le premier ministre Modi comme étant responsables de la propagation du virus tentent de fuir. Ce virus sème le chaos.