Accueil > Népal > Confinés mais libres > Les sacrifices rituels

Les sacrifices rituels

Mardi 5 mai 2020, 11h00. Après la communion avec les esprits, la puja se poursuit par le sacrifice rituel de plusieurs chèvres dans le but de répondre aux exigences de la divinité tutélaire du clan. Cette pratique ancestrale se perpétue malgré une prise de conscience des questions éthiques. Pour beaucoup, cette cérémonie sanglante est garante des traditions, du lien avec le passé.

Certains rassemblements géants donnent lieu à des scènes choquantes d’animaux massacrés à la chaîne avec les pauvres bêtes qui agonisent dans des marres de sang. Heureusement, ici, nous sommes loin de cette industrie sacrificielle.

Une tradition ancestrale perpétuée

La date de cette grande célébration collective de la divinité ancestrale est fixée par un collège d’hommes du clan. Contrairement à de nombreux festivals hindouistes, le jour choisi ne correspond pas à une journée particulière du calendrier lunaire. Il semblerait que ce soit plutôt le calendrier agricole qui l’ait emporté car la date est calée entre la fin de la récolte du blé et le début des plantations du maïs et du riz.

De nos jours, ces pratiques sont encore courantes dans les communautés rurales et varient beaucoup selon les régions. Ici au Rukum, en plein cœur de l’ancien royaume Khas, le clan vénère une divinité appelée Masto qui n’a pas de représentation et qui s’exprime à travers le corps d’un dhami.

L’exceptionnelle puja à laquelle nous assistons repose donc sur un mariage entre des croyances Masto ancestrales très proches de l’animisme et des traditions hindouistes plus orthodoxes. Avec le contexte sanitaire et l’interdiction de déplacement, les membres éloignés du clan n’ont pas pu se joindre à leur famille pour cet événement spirituel et festif. Le comité d’organisation a pris la difficile décision de maintenir la date de la puja, en espérant que les esprits pardonneront aux absents.

Un sacrifice consenti

Selon un choix qui nous échappe, quatre hommes se sont désignés pour apporter chacun une chèvre. Au cours de la période écoulée depuis la dernière Kul Puja, un dhami ou un jhakri a certainement dû leur donner ce conseil pour qu’ils s’attirent les faveurs des esprits ou encore pour apaiser leur colère.

Le premier homme vient présenter sa chèvre au dieu du clan. Dazu, le pujari est chargé de laver les pieds de l’animal avant de lui verser un peu d’eau sur la tête. Si la chèvre s’ébroue, cela signifie qu’elle se déclare prête pour le sacrifice. Sinon, le pujari considère qu’elle n’accepte pas et n’est pas digne d’être offerte au dieu du clan.

Obtenir le consentement des chèvres

La première chèvre semble avoir compris le sort qui lui est destiné. Elle ne bronche pas au grand désarroi de son donateur pour qui le refus de son animal serait une offense faîte à la divinité. Dazu parle avec le jeune homme et ce dernier sort quelques roupies en guise d’offrandes pour implorer le pardon divin. Selon Man, le donateur aurait attendu trop longtemps pour répondre aux injonctions du jhakri lui intimant d’offrir une chèvre en sacrifice

Le père de Man fait alors couler à nouveau un peu d’eau sur le crâne de la chèvre qui cette fois secoue la tête au grand soulagement du propriétaire et de tous les membres du clan qui craignaient de s’attirer les foudres des esprits.

Le sang coule sans cruauté

La malheureuse a donc accepté son sort. Un homme l’attrape par les pattes arrière tandis qu’un autre la tire par son licol pour lui maintenir la tête en l’air. Un troisième entre en scène armé d’un grand khukuri qu’il a aiguisé méticuleusement sur une pierre. Il caresse la tête de l’animal avant de la lui trancher d’un coup sec sous le regard attentif de toute l’assemblée.

Buldozer prend Brigitte dans ses bras pour qu’elle se retourne et regarde le sacrifice. Il pense qu’elle rate involontairement le spectacle. En fait, elle est absolument tétanisée et incapable de regarder. C’est d’ailleurs la seule scène que nous ne filmerons pas même si nous n’y décelons aucune forme de cruauté.

Les trois autres bêtes subissent le même sort sans rechigner. Les corps décapités et les têtes sont jetés au milieu de la foule au pied de l’arbre orné de rubans. Le sang gicle et asperge les jambes des participants les plus proches.

Les bakhra sacrifiées

Le sang a coulé. Les dieux sont rassasiés. Satisfaits, ils vont écarter les malheurs du clan jusqu’à la prochaine Kul Puja. Bulldozer qui n’a pas compris pourquoi Brigitte n’a pas filmé les sacrifices lui demande de prendre une photo de ce vrac de corps et de têtes de bakhra.

Dégustation du kheer et des puri

Après avoir nourri les esprits, les humains peuvent maintenant partager le festin. Alors que la pluie redouble et que tout le monde se serre sous la bâche, la distribution du kheer et des puri peut commencer dans de grandes feuilles, des assiettes jetables plus simples que celles en feuilles de bananier tressées offertes aux dieux. Normalement, seuls les membres du clan peuvent recevoir cette nourriture bénie mais aujourd’hui, en tant qu’invités, nous recevons notre part de riz au lait et de galette en premier. Nous comprenons avec émotion que nous venons d’être définitivement adopté par notre nouvelle famille du Rukum.

Petits et grands dégustent le kheer
Au cœur du clan

Nous nous régalons du kheer cuisiné par Ardu. Soudain, quand les participants ont tous terminé leur assiette, quatre hommes, Man en tête, partent en courant en direction du glissement de terrain avec un corps de chèvre sur les épaules. Un cinquième porte les têtes.

Aux abris à Horlabot !

Toute la troupe suit sous la pluie battante. La traversée de la ravine instable est périlleuse car avec le ruissellement de la pluie les pierres menacent de se détacher. Dans l’euphorie générale, personne n’y prête attention.

La file indienne bifurque soudain sur la gauche et là nous comprenons que Dazu et Man ont proposé à tout le clan de venir se réfugier à Horlabot pour procéder au partage de la viande à l’abri des intempéries. Nous sommes ravis de les accueillir « chez nous ». Jessica, joyeuse comme jamais, partage notre plaisir.

Aussitôt arrivés, nous voyons partir Aunty sur le dos d’un jeune, les mains entrelacées sur le front de son porteur qui la redescend à Lochabang.

Aunty sur le dos de son porteur

La découpe de la viande

Une organisation bien rodée se met en place : plusieurs personnes s’installent dans l’ancienne cuisine de notre équipe au rez-de chaussée de la première maison et allument un grand feu. Un autre groupe retire les entrailles des chèvres. Une à une, les dépouilles des animaux sont placées au-dessus du foyer afin d’en brûler tous les poils. En effet, ici, comme rien ne se perd, la peau des chèvres est consommée. Elle n’est pas gardée pour être tannée.

Des hommes grillent les poils des chèvres

Pendant ce temps, les hommes de l’autre équipe nettoient soigneusement panses et boyaux avec l’eau du tuyau que Dhami vient de réinstaller pour l’occasion.

Découpe de la masu

C’est alors qu’une troisième brigade se met en place dans la pièce qui jouxte la cuisine et qui devient le laboratoire de découpe. A grands coups de machette, Ardu et le chef du comité d’organisation de la puja débitent toute la viande alors que leurs assistants d’un jour trient les morceaux selon leur qualité.

Jour de fête

Pendant toute cette préparation qui dure des heures, les personnes non occupées visitent notre lieu de vie, inspectent notre cuisine et notre tente pour voir si nous ne manquons de rien. Ensuite, malgré la pluie, un concours de lancer de pierres, ici sport national avec le volley-ball, est improvisé. Les pierres de bonne taille sont lancées à des distances très impressionnantes et sans surprise Bulldozer se montre le plus fort à ce jeu. Adultes, adolescents, enfants, tous partagent le même enthousiasme.

Concours de lancer de pierre sous la pluie battante

Cette journée est vraiment une grande fête que la pluie ne pouvait troubler. D’ailleurs, elle s’avoue vaincue et le soleil fait son apparition. Tout le monde discute avec nous. Chacun propose de nous héberger si un problème surgit. Tous nous posent un tas de questions sur notre vie ici et en France.

Le partage

Une fois la viande découpée, les bouchers la répartissent en lots de qualité équivalente pour chaque membre du clan. Les donateurs des animaux repartent avec une patte complète de leur bête. En tant que pujari, Dazu a également droit à une cuisse en plus de son lot. Quant à Dhami, il reçoit une tête, un morceau visiblement très prisé, en marque de reconnaissance pour sa prouesse du jour. Dans l’hilarité générale, Dazu, jamais avare de plaisanterie avec Dhami , son ami d’enfance, le décore d’un trophée de cornes de chèvre.

Les lots sont prêts. Le chef du comité d’organisation nous demande une feuille de nos précieux cahiers afin qu’il puisse noter méticuleusement le nom de chaque récipiendaire. L’un après l’autre, il appelle les bénéficiaires. Il leur remet un lot et chacun doit émarger à côté de son nom pour attester avoir reçu sa part. Nous avons gardé précieusement cette feuille maculée de sang.

Partage de la viande

Alors que tout le monde est servi, il nous appelle. Comme tout participant à la puja, nous avons droit à notre lot. Voyant notre gêne, l’homme, qui est en quelque sorte le gardien du temple au propre comme au figuré puisque celui-ci est situé juste au-dessus de sa maison, nous assure que tout le monde a souhaité partager avec nous car nous sommes leurs invités. Encore aujourd’hui il est presque difficile d’écrire ces mots sans faire couler une larme d’émotion.

La distribution est terminée. Tout le monde se sépare après cette chaleureuse journée bien que très pluvieuse.

Une générosité sans limite

Nous sommes invités à manger la soupe de chèvre chez les parents de Man à Lochabang. Nous offrons bien sûr notre lot de viande à Didi Sandra qui n’a malheureusement pas pu participer à la puja car la vie continue en toute occasion et tous les jours, il faut couper de l’herbe et nourrir les animaux. Cependant, nous constatons que des participants lui ont apporté beaucoup de kheer et de nombreux puri.

Le neveu de Didi qui habite à Radijhula de l’autre côté du col de Naduwa est ici avec sa femme, son petit garçon et sa petite fille. Ils sont venus à quatre sur une moto rendre visite à Didi qui semble très heureuse de les voir. C’est le fils de son frère adoré de Jhula.

Ce neveu est imprimeur à Radi. Il a eu l’autorisation de circuler malgré le lockdown pour livrer une commande. Il profite de cette liberté accordée par les autorités pour aller voir ses parents à Jhula. Nous passons un très agréable moment avec eux en buvant le thé et en mangeant les puri de la puja que Didi s’empresse de nous offrir. Didi partage toujours tout ce qu’elle a !

La petite famille repartira à Jhula avec la cuisse de chèvre de Dazu, offerte par Didi pour son frère et sa famille. C’est un très beau cadeau quand on connaît la rareté de la viande et encore plus d’un tel morceau.

Repas de fête

Man est parti à Kibane présenter ses condoléances à la famille d’un homme qui vient de décéder. Il revient rapidement et fabrique de petites brochettes de viande de chèvre, seul Man ose déroger à la traditionnelle soupe de chèvre. Nous découvrons que les morceaux de peau grillés sont excellents.

Man prépare la masu à Lochabang

Nous terminons la journée par un délicieux repas de fête en famille. Didi, Dazu, Man et Jessica sont très heureux que nous ayons participé et apprécié la puja. Cette journée d’exception est gravée à jamais dans notre mémoire. Nous avons conscience d’être privilégiés par le destin.

Après ce cadeau du ciel, Brigitte a très peur de se réveiller d’un magnifique rêve au paradis de l’oiseau qui crie !

Une sulpa pour conclure la fête

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *