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De Phagam à Rani Thapla

Mardi 17 mars 2020. Au réveil, Man vient nous voir. Nous avons un problème. Bhim lui a remonté que l’équipe se plaint du poids des charges. Nous sommes un peu contrariés car c’est Bhim lui-même qui a poussé pour prendre plus de kérosène et qui a choisi, dans le contexte sanitaire du coronavirus, de s’entourer de ses amis cooks, privés de travail, pour en faire ses assistants.

De telles revendications de la part des porteurs sont monnaie courante mais beaucoup moins au sein de l’équipe cuisine qui bénéficie d’un statut plus avantageux. Les tractations arrivent en général plus tard lorsque le groupe est en pleine nature et que le guide n’a d’autre choix que de proposer une rallonge sur le salaire.

Un cruel dilemme

Organiser un trek pose invariablement la question du portage. Partir avec une agence et déléguer la responsabilité au guide ne vous assure aucunement la tranquillité. Surconsommation d’alcool et tractations salariales viennent perturber les relations et vous donne parfois le sentiment d’être pris en otage. L’autonomie est une option diamétralement opposée mais cette indépendance vous prive de l’opportunité de tisser des liens avec les membres de l’équipe. Partir seuls, c’est aussi priver les porteurs d’un salaire équivalent au double de celui généralement accordé pour une journée de travail au Népal. C’est aussi une question d’éthique. Faire porter ses bagages est-il assimilable à une forme d’esclavage déguisée ? D’un autre côté, un villageois déplace à longueur de journée des charges deux fois plus lourdes que celles d’un porteur.

Cependant, comme c’est en général le cas, aucune solution n’est toute blanche ou toute noire. Pour un périple au long cours telle que l’exploration dans laquelle nous nous lançons, nous avons choisi de réduire au maximum la taille de l’équipe en abandonnant un maximum de confort. Man adore cette idée comme celle d’intégrer à l’équipe des porteurs du Rukum et de tenter d’offrir plus de retombées financières aux régions traversées. Pour lui augmenter les salaires du secteur du tourisme n’est pas une solution. Ceci risque trop de bouleverser l’économie locale et les modes de vie. Bhim est ancré dans une vision du trekking qui a sans doute vécu. Pour lui, le touriste dispose nécessairement de moyens illimités. Nous partageons plus la philosophie de Man : il est important de toujours payer le juste prix.

Un membre de plus dans l’équipe

Nous convenons d’engager un porteur supplémentaire jusqu’au Jaljala. Man part immédiatement à la recherche d’un volontaire. Bhim semble satisfait. Nous l’accompagnons faire les courses pour la journée. Nous ne nous attendions pas à trouver une épicerie aussi bien achalandée derrière les murs de cette maison qui ne porte aucune enseigne, aucun signe distinctif. Les prix sont identiques à ceux pratiqués à Sulichaur. Nous achetons des lentilles, un chou et divers légumes. En revanche, le riz, aliment indispensable, fait défaut.

Man finit par revenir en compagnie d’un porteur qui a accepté de se joindre à notre équipe. Cet homme jovial a accepté de nous vendre du riz qu’il a été chercher à Sulichaur. Il arrive avec un sac de 20kg dans son doko, juste assez pour tenir jusqu’à Thabang où nous pourrons refaire nos stocks. Man a également trouvé du kaja, des grains de blé grillé dont les porteurs raffolent. Tout le monde accueille chaleureusement ce nouveau membre au sein de l’équipe. Il est temps de refaire les charges.

En chemin pour Rani Thapla

De Phagam, nous laissons la piste pour monter en direction de la crête. Un vieil homme nous rattrape et nous guide à travers les terrasses. Vers 1750m, nous arrivons à un carrefour où est un érigé un chautari. Ces bancs en pierre sont disposés à intervalle régulier sur les chemins pour permettre aux porteurs de se délester de leur charge. Le siège est plus ou moins à hauteur de doko pour faciliter la manœuvre. L’homme n’est pas chargé mais l’arrêt est réglementaire. Il sort une cigarette artisanale, une feuille roulée séchée au soleil qu’il plante sur un fume-cigarette en métal. Nous attendons avec lui nos compagnons. Il doit nous laisser pour descendre du côté de Libang et nous indique le chemin d’un geste de la main accompagné d’un « Jaljala jane ». Radio Phagam semble efficace.

Baje nous montre le chemin

Man arrive avec Bhim qui porte le plateau d’œufs à la main. L’équipe est loin derrière. Le chemin est évident mais Bhim préfère attendre sa troupe. Nous repartons avec Man qui nous fait goûter les fleurs de rhododendron qui sont utilisées comme remède naturel contre les maux de gorge. Pour la première fois, nous nous délectons de ces fleurs acidulées. Le chemin est très plaisant. Il quitte le fil de la crête pour bifurquer un peu vers l’ouest. Nous arrivons en vu d’un collet où nous apercevons des maisons. Nous laissons Man attendre l’équipe et lui donnons rendez-vous au col.

Une jeune fille vient à notre rencontre. Nous lui demandons si il y a de l’eau en montrant le col au-dessus de nous : « Pani ? ». Elle nous répond bien entendu en nepali. Elle est fort sympathique mais, à son grand désarroi, nous ne comprenons rien à sa réponse. Nous la remercions et allons voir plus haut. Elle nous suit. Il y a bien une fontaine. Notre bahini, c’est-à-dire notre « petite sœur », comme il convient de nommer les femmes plus jeunes que soi, est enchantée. Elle fait boire ses chèvres et poursuit sa route.

Une halte inattendue

L’endroit semble idéal pour faire la pause de midi. Man arrive bientôt. Nous sommes préoccupés de voir que l’équipe n’arrive pas. Nous avons le temps de visiter les environs. Un jeune homme sort d’une maison. Man dit qu’il s’appelle Osta et qu’il nous invite à manger le dhido chez lui. Qu’est-ce donc ? Après tant de voyages au Népal, nous n’avons jamais entendu le nom de ce plat. Man nous explique qu’il s’agit d’une sorte de polenta. Avec les rotis, galettes de blé ou de maïs, c’est la base de l’alimentation des collines où les familles mangent ce qu’elles produisent. Ici, à 2300m, le riz ne pousse pas donc on ne mange donc pas de dal bhat. Ravis de découvrir ce plat traditionnel, nous acceptons la proposition à la seule condition de payer nos dix repas. Man fixe un prix qu’il veut juste : cent roupies par personne. Les textes hindous ont fait de l’hospitalité un devoir. Osta accepte, gêné et à la fois heureux de cet aubaine.

Du cannabis à l’exode

Au-dessus de la maison, des grandes plantes sèchent au soleil. Nous ne rêvons pas : ce sont bien des feuilles de cannabis. Le haschisch a largement contribué à la légende du Népal. Dans la période hippie, la célèbre Freak Street de Katmandou était un des hauts lieux du commerce et de la consommation dans des boutiques officielles. En 1973, sous la pression du gouvernement américain et d’un Nixon qui préférait envoyer ses jeunes faire le guerre au Vietnam plutôt que de les voir fumer le calumet de la paix à Katmandou, le Népal fût contraint de légiférer, interdisant ainsi la culture, la vente et l’achat du cannabis.

Cette décision inattendue mettait un coup d’arrêt brutal à un lucratif complément d’activité pour les paysans des collines, en particulier dans l’ouest. Une décision lourde de conséquence puisqu’elle provoquera bien vite l’exode massif de jeunes en quête de travail pour compenser cette perte de revenus dont leur famille était victime. Une décision souvent citée comme une des étincelles de l’insurrection de 1996 du mouvement qui allait renverser la monarchie en 2008 et qui fût placé sur la liste des groupes terroristes jusqu’en 2012 par le même gouvernement américain…

Interventionnisme américain et pratiques ancestrales

Il faut dire que l’usage du cannabis était bien plus ancré dans l’économie des collines que la simple consommation récréative. La fibre de chanvre servait, entre autres, à confectionner les vêtements traditionnels et à fabriquer des cordages. Une certaine tolérance semble maintenant être de mise. Avoir quelques plants dans un jardin ne semble guère poser de problème. Dans certaines régions, la culture du haschisch prospère. La corruption permet de s’affranchir de la loi. Comment pourrions-nous autrement expliquer la présence des plants que nous avons vu sécher au Dolpo en face d’un poste de police ?

Cet interventionnisme américain sur la culture du cannabis n’est pas sans rappeler celui dirigé contre la traditionnelle feuille de coca en Bolivie. Lors d’un voyage entre Potosi et Parinacota réalisé en 2006, de nombreux andins clamaient haut et fort leurs droits à cultiver et à mastiquer la feuille de coca. Le slogan des cultivateurs de coca, appelés cocaleros, se retrouvait peint sur les murs ou floqué sur leurs T-shirts : « Coca no es droga ! ». En janvier 2013, après un long combat de son président Evo Morales issu d’une famille de cocaleros, la Bolivie a finalement obtenu d’une majorité écrasante des pays adhérents à la Convention sur les stupéfiants de l’ONU la légalisation de la mastication de la feuille de coca au nom du respect d’une pratique ancestrale.

Le dhido, l’autre plat national

L’équipe n’est toujours pas là. Pourquoi prennent-ils tant de retard sur ce chemin débonnaire ? Nous ne saisissons pas ce qui se trame. Bhim finit cependant par arriver le regard sombre. Nous lui annonçons que nous prendrons le repas ici. L’idée de manger du dhido a raison de sa mauvaise humeur. Toute l’équipe est ravie qu’on leur offre un repas. Modan décroche le sac d’orties ramassées hier midi et commence à préparer une soupe épaisse pour accompagner le dhido.

De son côté, dans la pénombre de la cuisine enfumée, la maman d’Osta prépare un autre accompagnement à base de bhang, des graines de cannabis. Un trépied est posé dans le foyer creusé à même le sol, au milieu de la pièce. Sur la plaque de cuisson en fonte, légèrement concave, qui le recouvre, la femme remue des graines avec la queue d’une louche pour les torréfier. Ensuite, elle pile ces graines sur une ardoise avec de l’ail, des oignons et des piments rouges finement ciselés. Le tout donne un succulent chutney, très épicé. Nous sommes très loin de la nourriture aseptisée des lodges des circuits classiques du Khumbu ou des Annapurnas. Nous nous réjouissons de cette découverte culinaire et, pour patienter, nous picorons du bhang grillé.

Bhim avec le vieux fusil et Prem sous le porche

Sous le porche de l’entrée latérale de la maison, à côté d’un khukuri, le fameux couteau des Gurkhas, Man trouve une vieille pétoire qui semble encore servir pour la chasse si l’on en croit la peau de chat sauvage qui pend à côté. Toute l’équipe prend en main ce long fusil à l’allure très artisanale. Il s’agit peut-être d’une relique de la guerre civile, quand les maoïstes fabriquaient leurs armes dans des ateliers clandestins.

Dhido et sisnu au menu

Une carte en guise de laisser-passer

Man sort sa carte « West Dhaulagiri » pour montrer à Osta l’itinéraire que nous comptons suivre. Il lui demande si nous pourrons trouver de l’eau plus haut, là où nous avons prévu de faire étape. Le jeune homme n’en est pas certain. Nous nous sentons bien ici. L’après-midi est déjà bien avancée. Nous décidons de rester pour la nuit. Ici, le temps semble s’être arrêté. L’équipe applaudit cette décision.

Tous les membres de la famille présentent un visage impassible avec un regard figé, un peu vide, imprégné d’une profonde tristesse et de fatigue. Certes, leur vie est rude mais semblable à celle de tous ceux que nous croisons. Ils portent un fardeau supplémentaire. Osta nous raconte que son père, partisan du Nepali Congress, a été tué par les maoïstes pendant la guerre civile. Etant le seul garçon, il a été propulsé très jeune au rang de chef de famille. Il se refuse à quitter son pays pour subvenir aux besoins des siens et espère que nous ouvrons la voie à d’autres touristes.

Osta qui escalade la falaise de shilajit

Après une courte sieste, nous montons installer le camp sur la terrasse qui semble être le champ de cannabis de la famille. Osta ne nous quitte plus. Il veut nous montrer les trésors cachés de Rani Thapla, son village. Il nous conduit au pied d’une falaise humide sur laquelle on peut observer des traces jaunâtres et blanchâtres de cristallisation. Osta nous indique qu’il s’agit de shilajit. Ses ancêtres en faisaient le commerce. Man prélève quelques fragments de cette résurgence de soufre qui aurait des vertus médicinales.

Au coucher du soleil, Osta nous entraine jusqu’au sommet de la colline autrefois fortifiée. Il tient à nous faire découvrir les derniers vestiges de remparts de ce qui fût selon lui un bastion militaire. Depuis le belvédère, nous profitons de la vue sur les vallées alentour. Cette escapade apéritive conclut une magnifique parenthèse hors du temps.

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