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Retour vers le futur

Lundi 25 mai 2020, 15h00. Bayele ou pas, c’est vraiment un beau village d’alpage. Dans la première maison, il y a plein de monde, femmes, enfants et hommes. Nous ne comptons que deux hommes mais il y a quatre bahinis. Trois d’entre elles portent un enfant qui tète. Un des enfants nous semble bien trop grand pour être encore au sein ! La quatrième bahini est très belle et ne semble pas avoir d’enfant.

Man est accueilli comme s’il était des leurs. Il nous apprend qu’en effet toute cette famille fait partie de ses « relatives ». Dans sa bouche, ces mots signifient des membres de sa famille lointaine. Cependant, ici, même lointaine, la famille est proche et hospitalière et nous sommes reçus royalement.

Accueil royal

Une des bahinis ayant vu que Brigitte ramassait des tutus par terre sous le gros arbre posé providentiellement à l’entrée du hameau y monte immédiatement et lui en rapporte un grand bol. Brigitte dévorerait bien ces baies seule par faim et gourmandise mais une voix lui souffle qu’il est préférable d’écouter son cœur plutôt que son estomac pour aller au paradis… Après une dernière hésitation puisqu’elle est déjà au paradis, elle décide de les partager avec Man et Laurent.

Pendant ce temps, la jolie bahini sans enfant est montée allumer le feu de bois au fond de la pièce à vivre qui est au premier étage de la première maison d’ocre. On accède à cette pièce par un escalier en pierre raide accolé au mur en louvoyant entre les chaussures de toutes pointures et de toutes couleurs qui sont interdites de séjour à l’intérieur.

Les couleurs vives des chaussures en plastiques qui attendent sagement à l’extérieur en plein soleil sur l’escalier tranchent singulièrement avec le noir qui règne dans le lieu de vie collectif. Lorsque nos yeux se sont habitués à l’obscurité intérieure, nous découvrons une pièce assez grande et divisée en deux parties par un imposant coffre à grain.

Au paradis des mouches

La position centrale de ce meuble en bois patiné par les ans compartimente l’espace et offre un petit endroit paisible aux occupants du bas flanc qui jouxte la porte d’entrée. Malheureusement, de par son emplacement, le coffre-fort familial bloque la lumière naturelle qui arrive à s’engouffrer par la porte, unique ouverture de la pièce enfumée. De plus, l’intimité est très relative puisque cette zone est un passage obligé pour entrer comme pour sortir. C’est aussi le lieu de réception des rares visiteurs et le lieu où les hommes se réunissent pour palabrer assis en tailleur sur le sol en terre battue.

L’habitation est envahie de milliers de mouches qui s’agglutinent sur les yeux des enfants qui ont renoncé à un vain combat pour les chasser. Les adultes sont tout autant résignés. Comment supportent-ils cette agression permanente ?

Pour accéder à la cuisine qui sert également de dortoir, il faut se faufiler entre le coffre et le mur tout en se pliant car nous sommes sous les combles du toit en chaume. De l’autre côté, nos yeux encore éblouis de soleil ont du mal à discerner quoi que ce soit. Petit à petit, la flamme vacillante du foyer central qui lance de façon aléatoire des coups de projecteur éphémères et blafards sur un objet ou un visage, nous permet de reconstituer le décor et la scène qui se joue devant nous.

Une cheffe de famille rayonnante

Vivre pour subsister

Plusieurs bas flancs sont collés aux murs. Sur l’un deux, un jeune garçon se repose. Devant lui, sa grand-mère parée de bijoux est rayonnante. Elle est assise à côté du feu. Face à elle, la belle bahini, une de ses belles-filles, s’empresse de préparer des rotis. Nous constaterons que les jeunes femmes de la maison se relaient pour préparer les repas. Un tour de rôle spontané semble institué. Si nous n’en comprenons pas forcément toutes les règles, il est certain que le choix de la cuisinière ne dépend pas du plat à préparer car celui-ci ne change jamais. A Bayele, les rotis s’invitent à tous les repas avec une monotonie implacable.

Préparation des rotis

Le riz ne pousse pas ici et nous n’avons vu aucun champ de maïs aux alentours. La subsistance de cette grande famille vivant en quasi autarcie dépend uniquement de la récolte de blé et du lait donné par son troupeau de bufflonnes.

Tout en alimentant le feu de bois, la bahini a pétri une grande quantité de farine et d’eau dans une cuvette en fer blanc. Elle en extrait de petites boules de pâte qu’elle aplatit avec les doigts avant de les cuire sur la plaque en métal posée sur le trépied au-dessus du foyer. Contrairement à Didi Sandra, elle ne les fait pas gonfler dans la braise. Les légumes sont rares voire inexistants à Bayele. La bahini prépare donc un dal très liquide pour tremper les galettes de blé.

Richesse humaine

Au fond de la pièce, nous distinguons maintenant les jarres pour stocker le lait et reconnaissons le crochet en bois fixé au mur, indispensable instrument pour produire le ghyu selon la technique que Dazu nous a enseignée. Nous découvrirons bien plus tard en observant les clichés pris à la lumière du flash qu’une autre pièce en enfilade se dissimule derrière une porte entrebâillée.

Le patriarche nous invite à prendre place sur le bas flanc proche de la porte d’entrée. Une couverture tissée main est posée sur les planches. Elle est identique à celle que Man avait achetée à Thulo Daha pour notre équipe du Rukum. Assis à même le sol, le baje nous fait servir un verre de mohi que nous savourons tant il est précieux. Ici, il est naturel de partager le peu que l’on possède.

Man nous dévoile qu’ici les bufflonnes fournissent à peine deux litres de lait par jour. Cela s’explique par la pauvreté des pâturages et l’absence de feuillage. Dans ces conditions difficiles, offrir du mohi à ses visiteurs, bien que ce ne soit qu’un sous-produit du ghyu, est un magnifique cadeau. Ce sens de l’hospitalité et du partage nous rappelle notre séjour chez Kami et Doma, à Khumjung, dans le Khumbu au pied de l’Everest. Nos hôtes nous avaient expliqué que leurs yaks donnaient très peu de lait car le fourrage était rare.

Un monde en transition

Le fils cadet tient dans ses bras un enfant nu qu’il berce avec tendresse. Le corps du bébé est couvert de mouches. Cet homme que Man appelle « uncle » a un sourire très doux. On a immédiatement envie de devenir son ami tant il transpire la bienveillance.

Résignés au bonheur

Tout le monde discute joyeusement et semble très heureux de nous accueillir. La gaîté de l’atmosphère qui règne ici fait oublier combien ce lieu est sombre et envahi de milliers de mouches agressives. Pour ne rien gâcher, les rotis sont excellents !

Un énième « uncle » arrive d’une maison voisine. C’est un monsieur âgé, de belle prestance, très élégamment vêtu. Il ressemble beaucoup à Dazu, confirmant la parenté de Man avec cette famille ! Il nous salue, discute puis part avec le fils aîné de la famille, maintenant endimanché, à un meeting à Garabang pour la mise en place de l’électricité. Ils sont à pied, cela va de soi ! Ils ne reviendront que très tard ce soir.

Repousser les limites

Man et sa famille nous emmènent visiter notre chambre qui est située dans une maison en haut du village. Il s’agit d’une pièce encombrée de paille, de sacs de blé, de dokos, de vêtements et de couvertures très sales. En l’état, il est difficile d’imaginer que nous puissions trouver assez de place pour poser nos matelas, en plein milieu du passage permettant d’accéder à une « cuisine » où l’on ne trouve que quelques casseroles noircis autour d’un foyer. Avouons que l’idée de dormir ici ne nous réjouit guère. Notre sens de l’adaptation est grandement mis à l’épreuve.

Un homme arrive. Il habite ici avec son frère qui en ce moment est encore dans les pâturages avec les chèvres. Il nous explique qu’ils iront dormir ailleurs cette nuit. Nous sommes vraiment ennuyés car l’idée du homestay n’est pas de chasser les gens de chez eux. Cet homme est adorable et ses habits en mauvais état ne masquent en rien sa grande beauté. Rassemblant tous ses souvenirs d’anglais datant de l’école primaire pour nous parler, il nous explique que c’est un plaisir pour lui et son frère que de nous laisser leur maison. Nous ne devons pas nous inquiéter car ils ont beaucoup d’endroits ailleurs pour dormir car le village n’est qu’une seule famille.

Un berger très accueillant

Malgré le capharnaüm, nous ne pouvons refuser l’offre de cet homme charmant. Ce serait un véritable affront à tant de gentillesse.

Erreur fatale

Pendant toute la montée, il a fait une chaleur accablante et nous avons beaucoup bu aux petits tuyaux noirs en plastique trouvés en chemin. Brigitte aurait-elle fait une erreur et bu à un tuyau réservé aux cultures ? Toujours est-il qu’elle commence à se sentir très mal. Son estomac se transforme en bain d’acide… Pourvu que ça passe ! Il vaut mieux ne pas y penser et « ne pas faire sa molle » comme dirait son amie Fouèse de Haute-Savoie !

Eau potable ?

Brigitte cherche un coin plat dehors pour s’allonger un peu au soleil en espérant que ce petit repos arrangera les choses. Le propriétaire de notre homestay vient s’asseoir à ses côtés en fumant une cigarette de tabac local roulée dans du papier journal, aussitôt suivi par tous les enfants et adolescents du village. Le hameau semble si petit que nous nous demandons comment il peut abriter tant de monde. Nous découvrirons demain matin que certaines maisons sont cachées par des aspérités du relief.

Dernier sursaut

Nous ne sommes pas habitués à n’avoir aucune intimité et à être entourés de tout ce petit monde, pourtant bienveillant. Brigitte est un peu mal à l’aise de dormir sous tant de regards. Elle préfère mettre fin à ce petit repos trop animé et part avec Man repérer le chemin qui contourne à flanc un vallon situé derrière Bayele. Laurent, fatigué par la chaleur de la montée, préfère rester ici.

Depuis le replat qu’ils devinent sur l’arête opposée du vallon, Man et Brigitte espèrent pouvoir repérer le chemin menant à Phera depuis Garabang. En fait, le chemin est en montagnes russes et n’en finit pas. Ayant de plus en plus mal à l’estomac et se sentant de plus en plus faible, Brigitte décide, vraiment à contre cœur, de faire demi-tour.

De retour à Bayele, Man lui dit « allons au lac caché ! ». Brigitte est désespérée de devoir décliner cette proposition tellement tentante et mystérieuse mais elle se sent de plus en plus malade.

La nouvelle génération

En quête d’intimité

Nous dégageons un peu de place dans « notre chambre ». Armé d’un petit balai court comme ceux fabriqués par Dhami, Laurent se lance dans un grand ménage de printemps. Il faut manier l’instrument avec délicatesse pour ne pas étouffer dans la poussière accumulée depuis des lustres. Nous ne réussissons à dérouler qu’un seul de nos matelas en mousse. Brigitte s’endort dessus en se faisant toute petite. Ses forces l’ont lâchée mais pas le mal d’estomac qui s’accompagne maintenant de violentes crampes dans le ventre.

Soudain, elle se réveille car elle sent de la fumée : le berger qui habite ici est assis près d’elle et la regarde dormir avec sa cigarette papier journal à la bouche ! Elle imagine qu’il en sera de même toute la nuit. En fait, nous n’avons peut-être pas compris : allons-nous dormir à quatre ici avec son frère ?

Nous explorons le village en quête d’une alternative, d’un endroit où dormir seuls. Brigitte avise un petit grenier très avenant mais il est plein à craquer de paille. Nous trouvons un refuge provisoire dans notre « restaurant ». Brigitte s’allonge sans plus de formalités sur le bas flanc de la première pièce et s’endort immédiatement couverte de mouches, ce dont elle se moque désormais éperdument.

Le Tiger du Karnali

Man revient du lac caché qui est à une demi-heure de Bayele. Il est accompagné par un homme très imposant au visage carré, taillé à la serpe, qui ne sourit que très rarement et juste par un petit rictus quasi imperceptible. Nous faisons la connaissance du « Tiger du Karnali ».

Man nous explique que c’est un grand chef de la guérilla maoïste reconverti en haut responsable du tourisme pour la province de la Karnali. Il est l’unique représentant du district du Rukum au Karnali Tourism Board. Comme sa stature, son passé et ses nouvelles fonctions imposent le respect. Il est venu tout exprès à pied pour nous rencontrer depuis son village situé 1000 m en contrebas de l’autre côté de Thuma Lekh. Il est accompagné d’un jeune instituteur très souriant et attentionné et d’un autre jeune plus fermé, à l’image du Tiger mais en modèle réduit et émacié.

Tous trois vont manger ici avec nous et dormir dans la grange de la maison du « grand oncle » de Man, celui qui est parti pour la réunion à propos de l’électrification à Garabang.

Demain, nous monterons ensemble au sommet de Thuma Lekh très tôt si le temps est beau afin de voir le Sisne Himal, la Punta Hiunchuli et la chaîne du Dhaulagiri. Si les nuages restent présents pendant la nuit, ôtant tout espoir de vue sur les montagnes lointaines, nous partirons plus tard sans nous presser.

La situation est un peu surréaliste : un Tiger très imposant qu’il vaut mieux, à première vue, compter parmi ses amis que parmi ses ennemis, grand responsable gouvernemental du tourisme est venu à pied se promener avec nous à Thuma Lekh en plein confinement et partager notre très modeste homestay !

Dormir ou mourir

Brigitte se sent toujours sur le fil du rasoir côté santé. Il lui semble que dormir serait un bon remède mais il n’en est pas question pour l’instant car il convient de faire honneur au repas préparé par nos hôtes et il faut trouver une solution pour la nuit car pour l’instant nous n’avons qu’une petite place avec comme lampe de chevet le berger fumeur de kokor, le tabac local, en papier journal.

Réglons d’abord la question de la nuit. Man vient avec nous voir le berger et la chambre. Il a également repéré le petit grenier mais en voyant le bazar à l’intérieur, il oublie cette solution.

Arrivés « chez nous », nous faisons la connaissance du deuxième berger qui vient de rentrer. Il est magnifique, habillé très chic avec un costume qui sied parfaitement à son élégance élancée naturelle. Il a les yeux très clairs, perçants mais chaleureux. Comme son frère, il nous parle en anglais en exploitant tout le vocabulaire appris il y a de nombreuses années à l’école primaire et conservé avec soin comme un trésor dans un coin de sa mémoire.

Notre chambre est prête !

Ces deux frères sont de petits bijoux, prêts à tout pour que nous dormions dans leur maison. La preuve, ils ont libéré et nettoyé une surface pour deux personnes dans la pièce à paille pendant notre absence et finalement décidé d’aller dormir dans une autre maison. Nous disons à Man que nous pouvons bivouaquer dehors et ne voulons en aucun cas prendre leur place chez eux.

Hors du temps

Man nous dit qu’il n’y a aucun problème et que nous devons accepter pour ne pas les vexer. Le marché est donc conclu mais nous sommes tout de même très mal à l’aise de cette situation.

Nous comprenons que ces deux frères sont employés par la famille de Man qui nous reçoit. Ils n’ont guère de droits. On leur procure un toit sommaire mais ils doivent se nourrir eux-mêmes. Leur condition s’apparente à celle des ouvriers agricoles qui étaient légion chez nous jusque dans les années 60. Nous espérons qu’ils sont mieux traités ici que chez nous. Étant petite, Brigitte se souvient avoir été révoltée par le sort qui leur était réservé. Certes, ils mangeaient toujours à la table familiale des amis fermiers de ses parents mais ils travaillaient jour et nuit et dormaient dans une pièce immonde à côté de la soute à cochons. Ici, ils ont au moins une belle maison avec chambre et cuisine.

Une chose est certaine : ces deux frères ont une élégance intellectuelle et physique remarquable et semblent survoler leurs conditions de vie difficiles, comme si les aspects matériels n’avaient pas d’emprise sur eux. Brigitte se sent toute petite et toute minable par rapport à eux deux.

Quand le corps dit « stop ! »

Nous repartons dîner chez les parents de Man. Brigitte se recouche sur le bas flanc car ses forces la lâchent définitivement. Elle aimerait pourtant bien discuter dehors avec le Tiger, ses deux acolytes et Man qui y sont assis en tailleur et en cercle mais son corps n’obéit plus. Elle aimerait tout autant s’asseoir avec les bahinis autour du feu mais son corps fait de la résistance et refuse de bouger. Il n’accepte que d’être couché sur la couverture en laine de mouton.

Lorsque les rotis sont cuits, Brigitte fait un effort surhumain pour se lever et faire honneur au repas qui dure un long moment dans une ambiance très chaleureuse qu’elle n’est plus capable d’apprécier à sa juste valeur. Fatigués, nous allons nous coucher. Laurent s’endort comme une masse. Pour Brigitte la nuit va être longue et le sommeil inexistant. Heureusement pour elle, pendant la nuit, les gens dorment et les buffalos sont attachés à des pieux. Ses incessants allers-retours aux toilettes naturelles seront discrets et sécurisés !

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